Livres hebdo, 21 septembre 2012, par Catherine Andreucci

Éloge de la trahison

Les traductions ont une histoire. Et elle est gigantesque. Avec leur Histoire des traductions en langue française, Yves Chevrel et Jean-Yves Masson montrent l’apport des traductions dans tous les domaines, de la littérature à la biologie en passant par le droit, l’histoire et la philosophie. Une première mondiale qui fera date.

1376 pages, 1900 traducteurs répertoriés, une cinquantaine d’aires linguistiques, 67 contributeurs… Ces dimensions monumentales sont celles du premier volume, consacré au 19e siècle, de l’Histoire des traductions en langue française réalisée sous la direction d’Yves Chevrel et Jean-Yves Masson. Tous deux professeurs de littérature comparée à la Sorbonne, ils ont initié voici cinq ans un projet de recherche qui trouve un premier aboutissement avec la parution de ce premier volume chez Verdier le 4 octobre. Trois autres suivront – un par an – pour embrasser une passionnante histoire des traductions, de leurs apports, de la façon dont elles ont été réalisées et diffusées… depuis le 15e siècle jusqu’à nos jours. Ce projet, soulignent les chercheurs, n’a pas d’équivalent dans le monde, Car sa particularité, dont découle son ampleur, est d’embrasser tous les domaines : la littérature aussi bien que le droit, la poésie comme les mathématiques, la philosophie et la biologie, la religion et la chimie… mais aussi, au 20e siècle, la bande dessinée et le cinéma.

Pour faire cette Histoire des traductions, il fallait une méthode : pas de notes de bas de page, avoir en main les traductions, les resituer dans leur contexte historique, en s’efforçant d’éviter tout jugement et de pratiquer la neutralité bienveillante chère aux psychanalystes… Le travail colossal d’inventaire devrait déboucher sur la création d’une base de données informatique pour laquelle Jean-Yves Masson recherche les crédits nécessaires.

Le 19e siècle était la période sur laquelle les recherches étaient les plus avancées. Symboliquement, c’est aussi le siècle de l’essor des traductions en France. En 1914, écrivent les auteurs, on peut avancer que la plupart des langues ayant produit des textes écrits, littéraires ou non, y compris un certain nombre d’œuvres d’abord de tradition orale, ont fait l’objet de traductions en français ». Ce qui ne va pas sans quelques décalages. « Des auteurs qui nous apparaissent aujourd’hui comme incontournables n’étaient guère connus en France à leur époque : Tchekhov, par exemple, était peu traduit hormis dans quelques revues belges », explique Yves Chevrel qui souligne l’importance des traducteurs belges, suisses ou même canadiens.

Le 19e, c’est aussi le siècle de l’émergence d’une conscience européenne, celui de la reconfiguration du continent. L’édition se développe, la Convention de Berne pour la protection internationale des œuvres littéraires et artistiques est établie en 1886. On note aussi, explique Yves Chevrel, « toute une réflexion sur le mode d’apprentissage de la traduction : comment coller au plus près du texte original et passer ensuite à la mise en “bon français”. Ce qui prédomine encore au 19esiècle, c’est le souci de donner un texte lisible. Ernest Renan a beaucoup insisté sur cet aspect. « Le souci du texte original s’affirme pourtant. Pour preuve, les nouvelles traductions de Shakespeare : après les traductions de Le Tourneur ou de Voltaire, François Guizot revient aux textes sources. Shakespeare est un bon exemple de la vitalité de la traduction au 19e siècle puisque François Guizot, mais aussi Francisque Michel ou François-Victor Hugo s’y attellent. De même, Don Quichotte,traduit depuis le 17e siècle, fait l’objet de 12 nouvelles traductions au 19e siècle.

 

« De qui est le texte que vous lisez ? »

Entretien avec Jean-Yves Masson, co-auteur de l’Histoire des traductions.

La traduction fait l’objet de nombreuses recherches depuis une trentaine d’années. Comment est né ce projet d’en réaliser une histoire ?

Personnellement, l’idée m’est venue par la pratique : je suis traducteur et j’enseigne la théorie de la traduction. Plus mon travail d’enseignant me conduisait à faire des recherches sur l’histoire littéraire, plus je réalisais que l’on ne tenait jamais compte des traductions dans l’histoire de la littérature. Que c’était une espèce de point aveugle. Tout simplement parce qu’il n’y a pas de synthèse où trouver des renseignements fiables sur ce qui a été traduit, quand, comment, par qui. Nous avons fait ce livre parce qu’il n’existait pas. L’histoire de la littérature en France s’est toujours construite à partir des œuvres originales. Or il y a plein de phénomènes que vous ne comprenez pas sans l’influence des traductions, L’apparition d’une question, d’un thème sur la scène littéraire par exemple : si le verset se développe en France au début du 20e siècle, c’est parce qu’on a traduit Walt Whitman. Si la mode du fantastique naît autour de 1830, c’est parce qu’on a traduit Hoffmann. Cela n’ôte rien à l’originalité des écrivains mais permet de les resituer, de montrer que la littérature française n’est pas isolée. On ne peut pas étudier la littérature dans un cadre strictement national, c’est un non-sens.

Comment expliquez-vous que la traduction soit restée autant en retrait ?

Parce qu’elle gêne, je crois. Une traduction, c’est troublant. De qui est le texte que vous lisez ? De l’auteur de la langue originale ou du traducteur ? Eh bien, les deux, et il faut l’apprendre. Notre idée était donc d’attirer l’attention sur ces acteurs un peu invisibles, méprisés de l’histoire littéraire, que sont les traducteurs. Notre entreprise a un petit côté militant qui est de dire : la langue française ne serait pas ce qu’elle est si elle n’était pas aussi une langue de traduction. Il y a là un champ d’étude gigantesque. Voilà pourquoi aussi nous ne voulions pas faire un livre d’érudition pure. Ce n’est pas de la vulgarisation, nous n’avons rien cédé sur le niveau scientifique, mais le livre est accessible. Surtout, je voudrais qu’il ait une influence sur les bibliothécaires, que je connais bien. Quand paraît une nouvelle traduction d’un grand chef-d’œuvre, Guerre et paix, Les voyages de Gulliver…, leur réaction spontanée est d’acheter la nouvelle traduction et de « désherber » l’ancienne. Or les traductions sont un patrimoine de la langue française. Pour Kafka, il faut avoir Georges-Arthur Goldschmidt, Alexandre Vialatte et Bernard Lortholary, et Marthe Robert… On ne peut pas se limiter à une traduction. Peut-être que Lortholary est meilleur, plus précis, plus satisfaisant, mais il n’a pas prétendu lui-même effacer ce qui le précédait. Ces traductions ne devaient pas être si mauvaises puisque Kafka a été reconnu comme un des génies majeurs du 20e siècle ! Il est vrai qu’une traduction, ça vieillit, et il faut la refaire. Mais elle peut devenir un objet d’étude.

Quelles sont les découvertes majeures de vos recherches ?

Un des points très importants est d’avoir ressorti de l’oubli un certain nombre de figures de traducteurs qui ont joué un rôle primordial et mériteraient qu’on leur consacre à chacune un livre entier. Ensuite, nous nous sommes rendu compte que la France a beaucoup plus traduit que ce que l’on dit. Cela dépend des domaines, mais le lieu commun est de dire que les Français ne traduisaient pas, que l’on avait des lacunes, des retards… Il n’y en a pas tant que ça. La langue française a été extrêmement ouverte aux traductions. Mais beaucoup ont été oubliées alors qu’elles sont absolument fondamentales.

Lesquelles par exemple ?

On découvrira que l’on a traduit le Coran dès le 17e siècle, que la poésie allemande était très bien connue en France dès le romantisme…

Pourquoi commencer par le volume sur le 19e siècle ?

C’est dû à l’énergie d’Yves Chevrel, qui travaille sur le 19e siècle et a fait avancer les recherches. C’est lui qui a défini le plan des ouvrages : par domaines intellectuels et non par langues, ce qui serait mortellement ennuyeux. En outre, c’est le siècle où le nombre de domaines et de langues concernés par la traduction a pris une importance considérable, Nous n’avons pas voulu nous restreindre à la littérature, à Shakespeare ou à Dante. Il y a tout le reste ! La littérature de jeunesse, par exemple, est immensément importante au 19e siècle. Un personnage surgit dans notre histoire : le chanoine Schmid. Tout le monde a oublié qu’il avait été « l’auteur pour enfants » du 19e siècle et qu’il avait été importé d’Allemagne, avec une stratégie de communication religieuse, par des éditeurs catholiques pour exercer une influence sur la jeunesse. Et quand on arrivera au 20e siècle, on verra l’importance des publications du Parti communiste.

L’histoire des traductions suit-elle le rythme des relations internationales, des échanges intellectuels et scientifiques ?

Il est un peu tôt pour répondre, on pourra le faire à la fin des recherches. Disons que l’on retrouve l’impact de grands événements historiques. Après la révolution russe, les gens veulent comprendre ce qui s’est passé, donc il y a une demande de livres russes. D’un autre côté, en dépit des nombreuses guerres entre la France et l’Allemagne, on continue à traduire de l’allemand. Par-delà le conflit, traduire, c’est comprendre l’ennemi. Ce qui est sûr, c’est que l’économie a une influence plus directe que la politique sur l’importation d’une littérature : le poids des États-Unis dans l’édition française aujourd’hui n’est pas lié à la qualité de la littérature américaine mais au poids économique des États-Unis. Et les traductions japonaises se multiplient à partir du moment où le Japon est la troisième puissance du monde.

À quelle époque la nécessité de traduire s’est-elle affirmée ?

En réalité, dès la Renaissance, Plus le temps passe, plus on prend conscience qu’il est nécessaire de traduire des langues contemporaines, périphériques, vivantes. À partir du romantisme, on assiste à un essor des traductions, mais c’est le 20e siècle le vrai moment de l’explosion : on considère que tout ce qui a été traduit depuis 1960 est égal en nombre à tout ce qui a été traduit jusqu’à 1960. Le volume sur le 20e siècle va donc être très difficile à faire…

Quels sont à vos yeux les champs à approfondir à partir de ces recherches ?

Dans la traduction de la poésie anglaise au 19e siècle, sur laquelle j’ai travaillé, il y a des choses qui ont été extraordinairement importantes et novatrices pour les formes littéraires, On découvre par exemple que le vers libre est inventé par un traducteur bien avant la naissance officielle du vers libre à la fin du 19e siècle. Léon de Wailly présente en 1843 sa traduction du poète écossais Robert Burns en vers blancs, c’est-à-dire sans rime, sans mètre, exactement comme on le ferait aujourd’hui. C’est sidérant. Les traducteurs ont été conduits à des innovations formelles par la pression de l’original. Cette histoire des formes est encore à faire. Par ailleurs, savez-vous que le mot « sélection » est entré dans la langue française en traduisant Darwin ? C’est pour traduire le mot de Darwin que la traductrice commence par essayer de trouver un mot français, mais elle n’y arrive pas. Finalement, elle fait un mot français en francisant un mot anglais. C’était la bonne solution, bien sûr. Or quel mot, quel concept sujet à polémique aujourd’hui encore ! On voit bien, concrètement, que la langue évolue sous le poids des traductions. Et c’est pareil pour tous les concepts psychanalytiques pulsion, refoulement… : il a fallu inventer un vocabulaire français qui a ensuite fait son chemin dans la langue. Le mot « modernité », lui, est entré en français par Baudelaire. Je pense qu’il ne l’aurait pas inventé s’il n’avait pas été traducteur d’anglais. Quel mot, là aussi ! Baudelaire s’est vraiment nourri de traduction. Dans son rapport à Edgar Poe, il y a quelque chose qui est presque exemplaire de l’interaction entre écriture et traduction à partir, justement, de la modernité.