Livres hebdo, le 6 mars 2004, par Jean-Maurice de Montremy
Le tour du temps en soixante phrases
Quand une montre se casse, le temps se dérègle. Tiphaine Samoyault suit les aventures de La montre cassée à travers soixante phrases et deux fois plus d’auteurs ou d’artistes. Une captivante réflexion sur l’esthétique et la fiction.
« C’est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule », affirmait La Bruyère. Partant de la même expérience, Tiphaine Samoyault – à qui l’on doit récemment Météorologie du rêve et Les indulgences (Le Seuil, 2000 et 2002) – s’interroge sur une « scène-clef » relevée au fil de ses lectures mais aussi de ses recherches dans le cinéma ou les arts plastiques : la scène de la montre cassée, perdue, arrêtée, déréglée. Voire molle, quadrangulaire, sans aiguilles ou sans cadran pour peu qu’on s’aventure chez Dali ou Lewis Carroll.
« Casser sa montre, observe-t-elle, c’est moins se débarrasser du temps que des heures. C’est s’écarter du temps compté pour entrer dans un autre […], un temps peut-être plus large et moins décomposé[…]. La fiction permet-elle ainsi d’échapper à la mécanique des heures que reflète la langue ? » Car si langue aime à se régler comme une pendule, ou nous faire croire qu’elle se règle de la sorte, l’être humain se sait pourvu d’un corps aux rouages moins idéalement ordonnés. Certes, on parle d’« horloge biologique », mais c’est une image. Aussi la fiction permet-elle, selon Tiphaine Samoyault, d’explorer un autre espace – c’est-à-dire un autre temps – et de nous poser des questions qu’explore également la philosophie lorsqu’elle s’intéresse à la logique, au langage et à la vérité.
Son essai, très original et captivant (malgré quelques aridités passagères), se présente d’ailleurs lui-même comme un « tour de cadran ». Il compte soixante brèves séquences qui sont, chacune, le commentaire d’une phrase d’auteurs aussi divers que Laurence Sterne, Agatha Christie, Claude Simon, Charlie Chaplin, John McGahern, Jules Verne, Alain Robbe-Grillet, Julien Gracq… Sans oublier, bien sûr, l’indispensable Lewis Carroll et son fameux Chapelier Toqué.
Contrainte supplémentaire, les soixante séquences s’ordonnent évidemment en quatre parties : les quatre quarts d’heure. Chacun de ces quarts d’heure regroupe, comme il se doit, quinze séquences. Avec un certain humour, non dénué de mélancolie, le dernier quart d’heure s’appelle ici le « Mauvais quart d’heure » puisqu’il arrive toujours qu’une heure soit dernière….
Tiphaine Samoyault confie cependant la soixantième et ultime séquence au fabuleux youpketcha du Japonais Kobo Abé, qui est un insecte montre. L’insecte vit sur place, dévorant ses propres excréments. Ceux-ci dessinent un parfait demi-cercle qu’il commence à manger dès l’aube, ne s’arrêtant qu’au coucher du soleil. « Le temps de la fiction est un temps de youpketcha : il est et il n’est pas, tout comme l’univers dans lequel il se déploie. » A la soixantième minute, tout s’annule. Mais déjà, ça recommence.
Ce bel essai permet une réflexion sur l’esthétique et la théorie devenue trop rare en littérature depuis le naufrage de grandes écoles critiques. Tiphaine Samoyault ne s’y limite pas, en effet, à ses soixante phrases. Celles-ci suscitent, à l’intérieur de chaque séquence, bien d’autres rapprochements. On visite ainsi près de cent vingt auteurs ou artistes qu’on a bien envie de découvrir ou redécouvrir avec la curiosité d’une trotteuse.