Le Monde, 1er mars 2005, par Patrick Kéchichian
Mario Luzi, la voix polyphonique du monde
Le poète Mario Luzi est mort lundi 28 février à Florence où il résidait, à l’âge de 90 ans. Avec lui disparaît l’une des voix plus hautes de la poésie italienne du XXe siècle. En octobre 2004, il avait été nommé sénateur à vie, honneur qui compensait, au niveau national, un prix Nobel auquel on le disait chaque année promis mais qu’il n’obtint jamais.
Toute la classe politique italienne lui rend hommage, à l’exception de Silvio Berlusconi, qui tenait sans doute rigueur à l’écrivain de son hostilité avouée : en décembre 2004, lorsque le président du conseil s’était fait agresser à Rome, Mario Luzi, lui-même conservateur et classé à droite, avait comparé l’incident à la tentative d’attentat dont Mussolini fut victime, ce qui avait été fortement critiqué. Deux ans plus tôt, il avait, stigmatisé « la transformation progressive de la res publica en gouvernement patronal et d’entreprise… » (son texte avait été repris par Le Monde à l’occasion du Salon du livre de Paris en mars 2002, dont l’Italie était l’invitée).
Mario Luzi est né à Castello, tout près de Florence, le 20 octobre 1914. Sienne et la campagne siennoise, où il passe une partie de son enfance, marqueront sa sensibilité poétique. Durant ses études de lettres à Florence, dans les années du fascisme, il noue des relations avec les écrivains et poètes de sa génération, comme Eugenio Montale ou Piero Bigongiari. C’est en 1935 que paraît son premier livre de poésie, La Barque, immédiatement salué. L’année suivante, il soutient une thèse sur François Mauriac. Son goût pour la littérature française se concrétisera par de multiples traductions, notamment de Mallarmé. En 1938, il commence sa carrière de professeur à Parme, puis à Rome.
En 1940, son recueil, Avènement nocturne, marque la naissance de l’hermétisme, tendance poétique dont Luzi sera considéré, en ces années, comme le chef de file. C’est un écart qui est pris à l’égard de l’histoire et de ses drames.
« Je ne nie pas l’histoire, déclarera-t-il dans un entretien au milieu des années 1980 avec ceux qui seront ses traducteurs et les révélateurs de son œuvre en France, Bernard Simeone et Philippe Renard. L’histoire est un message obscur qui passe dans le présent mais n’enseigne pas grand-chose. Cette impuissance de la mémoire à capter la réalité du passé nous contraint à l’inventer constamment dans le futur […]. L’histoire existe – c’est même une dure épreuve – mais seulement comme interrogation et recherche, non comme pourvoyeuse de leçons toutes faites. »
Dans ses essais (notamment L’Enfer et Les Limbes, 1949 et 1962), Mario Luzi développera à plusieurs reprises la pensée d’une mutation spirituelle dont le XXe siècle est responsable. Selon Jean-Yves Masson, un autre de ses traducteurs, il s’agit, aux yeux de l’écrivain, de la « conversion à l’idée que l’histoire elle-même est révélation et incarnation, actualisation progressive, inachevée et plurielle de la vérité ».
En 1953, la revue que Luzi fonde avec Carlo Betocchi, La Chimera, engage une polémique autour du néoréalisme et de la question de l’engagement. Pier Paolo Pasolini et Franco Fortini, marqués par le marxisme, défendront, dans Officina, une position opposée à l’hermétisme et à la métaphysique qui le sous-tend. La confrontation entre l’intemporel et les aléas ou les douleurs du temps présent reste le thème constant de la poésie de Luzi. À partir de 1955, professeur de littérature française à l’Institut des sciences politiques de Florence (il le restera jusqu’à sa retraite, en 1985), il publie de nombreux livres, poésie d’abord – dont Une libation, 1960, et Dans le magma en 1963 – puis théâtre, sur les traces de T. S. Eliot, au début des années 1970. Son œuvre est alors reconnue et traduite, notamment en France et aux États-Unis.
D’une poésie qui se voulait de profération du monde et d’éloge, Mario Luzi a évolué vers une expression plus ouverte et polyphonique (nombre de ses poèmes font entendre plusieurs voix). Manière de s’éloigner de la tradition du pétrarquisme, « univoque et spéculaire », comme il la nommait, et de se rapprocher de « l’humilité aventureuse de Dante » (J.-Y. Masson). « Orphelin de l’humanisme », comme beaucoup d’écrivains de sa génération, il trouvait dans Baudelaire et dans Leopardi cette respiration, cette souffrance et ce sursaut de la parole dont son œuvre s’est voulue le reflet.