Le Monde, 5 janvier 1996, par René de Ceccatty
Mario Luzi poète en quête de l’« esprit limier »
Toute l’œuvre de ce Florentin octogénaire célèbre au-delà des Alpes, est un dialogue avec l’invisible et une spiritualité innommable. Le voici sur les traces du peintre siennois Simone Martini. Pour un voyage « aux sources de l’art, de la vie »…
Ironiquement, le poète vénitien Giacomo Noventa écrivait : « Si j’étais un poète hermétique, je parlerais de l’Éternel… » Rattaché au courant de l’hermétisme, Mario Luzi, en effet, est à sa place dans les lieux habités par la spiritualité. Une spiritualité fût-elle temporelle, comme celle de l’Avignon des papes. La traduction d’un dixième volume en dix ans se devait d’être accompagnée d’un événement exceptionnel. Il a été fourni par une exposition organisée par Esther Moench au Musée du Petit Palais d’Avignon, riche d’une importante collection de primitifs italiens. La restauration de la Maestà que le peintre Simone Martini acheva en 1315 pour le Palazzo Pubblico de Sienne 1 a fait l’objet, dans cette ville, d’une présentation documentaire, reprise à Avignon qui lui est jumelée. Un jumelage de lointaine ascendance : le lien de Sienne et d’Avignon date, en effet, de la présence pontificale au XIVe siècle en Provence, ce qui explique aussi la richesse italienne du musée avignonnais.
À l’âge de quatre-vingt-un ans, Mario Luzi poursuit un chemin exemplaire, « plutôt vertical qu’horizontal », scrupuleusement suivi par son traducteur Bernard Simeone qui, depuis dix ans 2, d’abord avec Philippe Renard puis, depuis la mort accidentelle de ce dernier, en solitaire, fait connaître au public français cette œuvre exigeante, intérieure, économe – quoique, en nombre de recueils, extraordinairement abondante.
Fidèle à Florence – « revêche, il ne sait pas / bien en quoi, mais revêche / et pourtant séduisante » – et à la Toscane, berceau de toute poésie, Mario Luzi a connu très vite la célébrité. Toute sa vie enseignant, d’abord dans un simple collège, puis à l’Université où il s’est spécialisé en littérature française, à partir d’une thèse sur François Mauriac et de diverses traductions – notamment de Mallarmé 3 –, il s’est également intéressé au théâtre, écrivant pour la scène de curieux drames poétiques, plus proches de la poésie incantatoire ou de l’oratorio que de la dramaturgie traditionnelle : Le Livre d’Hypatie 4, Rosales 5, et, tout récemment, un Benjamin Constant, à peine achevé, qui sera prochainement créé.
Des personnages historiques ou allégoriques viennent donc servir un projet malgré tout très personnel, très secret, en quête d’origine : magma, fond, prémices, limbes, fondements, baptême, avènement, vérité sont des mots qui reviennent régulièrement sous la plume de Mario Luzi et jusque et dans les titres de ses recueils qui, le plus souvent, comme dans le présent Voyage terrestre et céleste de Simone Martini, ne sont qu’un seul long poème. Pétrarque, avignonnais lui aussi, avait commandé à Martini un portrait de Laure et, troublé par l’art du peintre, qui « fut au paradis… pour témoigner ici-bas de ce beau visage », il s’était extasié : « S’il avait ajouté, dans son œuvre admirable, / aux traits de ce visage, intelligence et voix, / de combien de soupirs, il eût lesté mon cœur… » C’est précisément sur l’humilité ambiguë d’un art assorti de « splendeur » que Luzi, six siècles plus tard, s’interroge dans son livre : sur l’orgueil contenu dans cette peinture « d’or et d’azur », au confluent de la méditation religieuse et du rayonnement byzantin d’une lumière palpable, où l’esprit s’incarne dans des paysages pareils à des voiles tendus aux plis théâtraux, où le ciel et les montagnes, les villages lointains, les campements, les trônes, les chambres sont dramatisés, où les personnages, aux célèbres moues dédaigneuses, aux regards plissés et méfiants – « l’amande des yeux », écrit Luzi, « des yeux le dard miséricordieux » –, expriment, comme à regret, la foi, l’appel d’un ailleurs.
Mario Luzi a imaginé le retour de Simone Martini, d’Avignon à Sienne, dans une « mouvante agonie / d’air, de lumière / d’origines et de souvenances, / souvenances dans le souvenir, souvenances / mortes au souvenir… Ô céleste chaos ». Un voyage hypothétique, qu’aucun document historique ne prouve ni ne conteste. À Avignon dès 1336, le peintre y meurt en 1344, à l’âge de soixante ans. Aura-t-il revu Sienne ? Habitué aux dialogues avec l’invisible, à la négation des contingences matérielles, à une ferveur extrêmement vibrante, quoique rationnelle et pondérée dans sa forme, Mario Luzi engage, sur un ton très touchant de naturel, une conversation avec le peintre. « Sa peinture cohabitait avec la grande période poétique, de façon manifeste. La poésie a toujours été sensible aux séductions de l’art pictural. Et j’ai été fasciné par le fait que tout se soit produit à Avignon. Pétrarque était une figure paradigmatique d’une perfection formelle, d’une ascèse, d’une sublimation de l’humanité dans l’art même, tout comme chez Simone Martini, dans sa recherche de l’œuvre parfaite. Mais s’il y a une orientation de l’aiguille de ma boussole personnelle, c’est plutôt vers Dante… » Au-delà de Martini et de Pétrarque, Luzi converse avec une spiritualité qu’il ne sait comment nommer. Il emboîte le pas au peintre dans sa quête d’un « esprit limier ». « Je le crains – comment le nommer ? Numen… »
Ce voyage permet, déclare le poète, de comprendre le « lien profond entre les cultures française et italienne et entre la poésie et la peinture. C’est le thème même du retour qui agit comme muse inspiratrice : retour sur les lieux de l’expérience, de l’élaboration du travail, pour nous réapproprier les épisodes mêmes de notre vie passée, pour les réassumer en totalité dans leur épaisseur et leur signification. On ne retourne jamais au point de départ tel qu’il était. Et peut-être, ici, est-ce un retour à la source de la vie, de l’art, de la vocation. J’ai pensé que Simone, à ce point de son achèvement humain, éprouvait le besoin de dépasser les qualités picturales qui on fait sa grandeur. Quand on considère son chromatisme, qui est la plus grande contribution qu’il ait apportée à l’art siennois et italien en général, on s’aperçoit que la couleur qui, fondamentalement, signifie une division, une contraposition de valeurs, le miroir d’une différence, d’une dramatisation de la réalité, devient chez lui une aspiration à la lumière. La lumière entre dans la couleur, l’engendre, traverse l’âme et la grâce. Simone a besoin d’une lumière unitaire, pleine d’amour et d’intellect, comme Dante à la fin du Paradis : c’est une sublimation de l’art et, dans un certain sens, sa vanification. Il a accompli la parabole. Il se produit quelque chose de supérieur, de suprême. Il est saisi plutôt par l’inconfort que par la joie d’avoir réussi. C’est pour moi une sorte de bilan de méditation sur l’art, sur un statut civil et en même temps surnaturel. »
Qu’il se confie à nous sur une carrière incroyablement productive 6 ou qu’il lise ses poèmes en public, dans le cadre somptueux du Petit Palais parmi les œuvres des contemporains ou successeurs immédiats de son peintre de prédilection, il conserve un ton à la fois distant, abstrait et chaleureux, ayant probablement atteint ce détachement auquel ses vers, aigus, élégants et directs, aspirent.
« Mon autoportrait est impossible à faire : je ne me suis jamais vu dans un miroir, mais plutôt sur une surface mobile comme celle d’un torrent constamment transformée… Lorsque j’étais jeune, à Florence, il y avait tout un groupe d’intellectuels très différents, occupés surtout de la pureté de la littérature et de la recherche intérieure de l’écriture. Le langage de la poésie a été privilégié parce que c’était le plus résistant, le plus impénétrable contre le fascisme. La culture italienne était alors, si l’on veut, poéto-centrique. Les discussions esthétiques devenaient prédominantes. L’hermétisme italien était un peu l’équivalent du symbolisme français : nous réfléchissions sur la nature de la poésie, sur ses singularités par rapport aux autres disciplines du savoir, sur une profondeur recherchée de la parole, une responsabilité revendiquée… Mon livre présuppose une longue expérience. C’est un livre de la sagesse, sagesse folle peut-être… Dans l’état actuel de notre culture, si mal nourrie de certitudes contradictoires, la voix du poète ne peut plus être préliminaire : elle ne peut plus énoncer quelque chose qui viendrait d’une autorité. C’est pour ça que j’ai besoin de médiations, comme de Simone Martini. J’ai écrit dans un poème : “La voix qui me guide se divise en tant de voix”. Ce n’est pas la réalité qui posséderait déjà son chant. Le vers, en se constituant, cherche sa forme, sa musique, sa vérité. La réalité n’est jamais donnée, c’est un but à atteindre. »
1. Le gouvernement populaire des Neuf, qui géra, selon des principes bourgeois, la ville de Sienne, de 1287 à 1355, avait commandé la fresque de la Maestà, représentation de la Vierge en majesté entourée d’anges, de saints protecteurs et de blasons, pour décorer le Palazzo Pubblico et célébrer ainsi la commune, dans un esprit de propagande, en utilisant des moyens picturaux habituellement réservés au sacré. Un texte à la gloire du « bon gouvernement » est lisible sur les marches du trône. Martini a peint pour le même lieu de nombreuses autres fresques aujourd’hui perdues.
2. La première anthologie personnelle importante de Mario Luzi a paru en français sous le titre L’Incessante Origine, chez Flammarion, en 1985. Mais, précédemment, avaient été publiées deux plaquettes : Vie fidèle à la vie (traduction de P. Charpentier et A. Fongaro), chez Obsidiane, et La nuit lave l’esprit (traduction d’A. Fongaro), chez Alphée. Le reste de l’œuvre de Mario Luzi a été publié par Verdier (Cahier gothique, 1989), Flammarion (Pour le baptême de nos fragments, 1987) et La Différence (La Barque, 1991, Prémices du désert, 1994, traduits tous deux par Jean-Yves Masson, et Dans l’œuvre du monde, 1991).
3. Ses traductions sont rassemblées sous le titre La Cordigliera delle Ande (Einaudi, 1983). Mario Luzi a préfacé un choix de poésies de Mallarmé, dans la collection « Orphée », nº 78, 1991.
4. Verdier, 1994.
5. Rizzoli, 1983.
6. Mario Luzi a également publié plusieurs essais parmi lesquels L’Inferno e il limbo (Il Saggiatore, 1962) et Poesia e romanzo (Rizzoli, 1974), et des proses intimistes comme Trames (traduit par Bernard Simeone et Philippe Renard, Verdier, 1986).