Le Matricule des anges, février-avril 1996, par Marc Blanchet
Dans le Petit Palais d’Avignon, la voix grave et profonde du poète italien Mario Luzi s’élève, déclamant avec douceur et suavité le poème Simone, extrait de son nouveau recueil : Voyage terrestre et céleste de Simone Martini.
Les différents genres littéraires abordés par Mario Luzi (théâtre, poésie, récit, portraits) se retrouvent dans ce long poème opératique. Dans ce musée consacré à la peinture italienne du Moyen Âge et de la Renaissance, la lecture de Mario Luzi, relayée en français par son traducteur Bernard Simeone, prend encore plus d’ampleur. Vêtu d’un costume sombre, Mario Luzi fait preuve d’une soudaine assurance lorsqu’il prononce ses textes. Son visage s’illumine et, sourire aux lèvres, le poète fixe avec intensité des regards dans la salle. Le peintre italien Simone Martini fut présent à Avignon puisqu’il réalisa de nombreuses œuvres dans cette ville où il dut mourir. En imaginant son retour jusqu’à Sienne, sa ville d’origine, où le peintre retourne pour voir la Maestà (représentation de la Vierge parmi des anges et des personnalités religieuses) qu’il a peinte en 1315, Mario Luzi reprend les couleurs de la Renaissance pour réaliser une méditation sur les interrogations propres à la création artistiques. Cette réflexion trouve dans le Petit Palais un véritable support : une exposition sur la Maestà récemment restaurée et un parcours poétique parmi les collections du musée permettent de saisir les liens secrets entre cet art dévoué à la divinité et la poésie de Mario Luzi.
Après une enfance dans la région de Sienne, Mario Luzi a vécu à Florence. C’est le début de nombreuses rencontres et amitiés, notamment avec les écrivains Montale, Bilenchi, Bigongiari et Betocchi. Il publie son premier recueil, La Barque, en 1935. Il se marie en 1942 et s’installe définitivement à Florence en 1945. Il poursuit une œuvre dont la maturité lui assure très tôt la reconnaissance de ses contemporains. Après une carrière d’enseignant, il sera de 1955 à 1985 professeur de littérature française à l’institut des sciences politiques de Florence. Parti du mouvement « hermétique » des années 1940 qui, en plein fascisme, propose une poésie privilégiant la multiplicité des sens, Mario Luzi choisit dans les années 1960 une écriture plus politique, sans pour autant rejoindre la pensée de Pasolini ou de Fortini sur la crise du néo-réalisme. Voyage terrestre et céleste de Simone Martini confirme un redéploiement de l’écriture lyrique, entamé depuis quelques années.
Mario Luzi, également traducteur de Baudelaire et Mallarmé, s’exprime dans un français simple, parfois précisé par son traducteur. Rencontre avec l’un des poètes majeurs du vingtième siècle, auteur d’une œuvre dont les variations assurent la validité de toute expérience créatrice.
Voyage terrestre et céleste de Simone Martini propose un récit où l’expérience d’un individu est mesurée à l’urgence d’un dernier voyage. À travers cette marche vers une possible révélation, un poème intitulé « Papillon Sombre » semble souligner la vie paradoxale de l’artiste. N’est-ce pas caractéristique de votre œuvre, ce paradoxe entre la richesse créative de l’homme et sa pauvreté existentielle ?
Il y a toujours dans la vie de l’artiste cette oscillation entre la lumière et l’ombre, voire les ténèbres. Cette confrontation exprime la nature profonde de l’écrivain, du poète. Cette lutte se poursuit sans cesse et constitue un différend jamais résolu et qui renaît continuellement. On imagine avoir touché ce point définitif mais c’est une pure illusion. La vie a en soi cette contradiction et la reflète sur les artistes, qui l’interprètent à leur tour.
Votre poésie est une quête de l’identité. Elle témoigne toujours de la validité de l’expérience. Écrivez-vous une poésie de l’incarnation ?
C’est le hic et nunc d’un grand mystère qui nous surmonte. L’identité d’un homme ne peut pas se résumer à son état civil. Tout ce qui autour de lui rayonne et constitue sa véritable chair. Il n’y a pas de sujet immobile dans mes poèmes. C’est toujours la question du comment. N’importe qui dans cette condition est l’acteur, incarne l’être.
Cette quête passe par une appréhension de l’Éternel féminin. Le mystère de la féminité est très présent dans votre œuvre.
Ma poésie est très inspirée par la féminité. J’ai aimé beaucoup de femmes en commençant par ma mère et ma sœur. J’ai senti l’univers s’exprimer en chacune d’elles. Le masculin, c’est l’autre côté. C’est la dialectique de l’être. C’est l’action historique, existentielle. La femme est l’aspect naturel. Elle exprime une nature élémentaire et perpétuelle. Sans changement considérable.
Je crois que la femme est proche de la nature, et l’homme de la culture. Ce qui ne veut pas dire que les femmes ne soient pas cultivées. À travers les époques, la femme assure une « garantie » naturelle.
Le masculin et le féminin ne doivent pas être considérés uniquement comme des sexes. Ce sont des visions, des interpénétrations de l’être.
En même temps, la femme dans vos poèmes – ou lorsque vous évoquez des êtres réels comme dans Trames – est généralement fuyante, insaisissable. L’homme, vous l’exprimez plutôt de l’intérieur.
L’homme est historique. Il s’inscrit dans une condition définissable de l’histoire. Il est vrai que dans mon œuvre la femme est insaisissable. Elle exprime le mouvement continuel, la transformation continuelle de la Nature et de l’Être. Elle reflète la fascination de l’homme. Ce n’est jamais un sujet immobile.
Dans ce Petit Palais, elle semble se refléter à l’infini. Elle inspire plutôt la dévotion. Elle n’est pas véritablement terrestre.
Elle se sublime souvent dans certaines images. Elle est la perfection de la nature. Simone Martini est au-dessus des autres grands maîtres de la peinture siennoise parce qu’il a apporté ce côté vivant, pas seulement stylisé. C’est une femme sublimée mais elle est aussi de notre condition, elle touche à la terre.
Votre nouveau livre est l’écho d’un autre ouvrage italien : La Divine Comédie. Le parcours est similaire. À la différence que Dante commence son voyage « au milieu de la vie » et vous à la fin de celle de Simone Martini.
Je crois que l’exemple dantesque a beaucoup d’importance pour Martini et pour moi naturellement. Il a désiré cette lumière supérieure, inexprimable, qui détruit aussi les couleurs. C’est un rayonnement tellement fort, d’une telle intensité qu’en effet les couleurs disparaissent. C’est une lumière que je qualifierai d’« intellectuelle », pleine d’amour comme celui que Dante pose au terme de son poème. Je crois que Dante est fasciné et transporté par ce désir de lumière intérieure.
C’est une transcendance posée au-delà de l’Art.
Votre écriture a évolué. Ce qui s’avère passionnant, entre autres, d’un point de vue chronologique. D’une écriture lyrique, et presque classique, vous êtes passé à une écriture plus éclatée, plus référentielle au niveau du discours. Est-ce que ce poème est une réconciliation entre la permanence d’une écriture discursive, presque argumentée, et un sens inné de la musicalité ?
Je ne sais pas s’il y a une conciliation, mais il y a une composition de cette tendance de mon langage à laquelle n’est pas étrangère l’expérience théâtrale puisque j’écris des pièces. Ce langage, comme il a une dérivation vers l’art lyrique, apporte à mes poèmes une évidence plastique résultant de cette expérience.
Vous avez, pour reprendre les propos de votre traducteur Bernard Simeone, « dans des approches différentes, exprimé avec Pasolini une Italie éternelle par-delà les crises de la modernité ». Quel regard portez-vous sur l’Italie d’aujourd’hui ?
L’Italie ne vit pas une évolution harmonieuse, c’est vrai. Mais il existe quelque chose de très fort. Il y a une vitalité, une force considérables. En fait, le bien et le mal coexistent dans ce moment de progression. Malheureusement, il y a une condition chaotique générale de la culture dans le monde. Ce processus n’est pas guidé, ne se réfère pas à quelque chose d’exemplaire. C’est une évolution obscure. Rien n’est sûr. Ni dans la culture, ni dans l’histoire d’aujourd’hui, rien qui puisse être soutenu avec des exemples.
Face à cette nature chaotique du monde, vous opposez quelque chose qui est au-delà du lyrisme, de la poésie : un chant.
Au sein de la langue, il y a la musique, le chant. Il faut les retrouver. Le langage poétique a vécu une extension de l’expérience très vaste. Il a été multiforme. Avec la multiforméité même comme critère, comme poétique. Tout doit aboutir à ce chant, qui est peut-être le chant du rêve, des songes de l’homme. C’est une inspiration qui date des origines, contenue dans les profondeurs de la langue.
Dans un monde chaotique, le poète exprime les véritables vœux humains.
Oui. Je crois qu’il est dépositaire de leurs rêves. Il utilise un instrument qui contient ce que sa génération a éprouvé. Il est le témoin de tout cela.
Dans votre œuvre, vous avez privilégié le monologue, le dialogue sous l’angle de la confidence, de l’intériorité. Vous en êtes arrivé naturellement au théâtre. Les limites entre ces deux domaines sont minces. Comme dans un opéra, vous donnez autant à voir qu’à écouter. En prenant parole, le poète donne-t-il à voir ?
La parole devient une affirmation, une action qui provoque une autre parole. C’est vrai que le sujet lyrique à un certain moment de mon évolution ne m’a plus paru suffisant pour imposer une image du monde.
C’est plutôt une collaboration du poète parmi les hommes. Au milieu d’une souffrance, il suffit de trouver l’expression juste, la représentation du présent. Il y a une scission du sujet et du langage. De la monodie, on passe à la polyphonie pour retrouver l’Unité à laquelle tout doit contribuer. Il ne s’agit pas du poète qui détient la vérité. La vérité est le résultat de cette confrontation, de ce dialogue.
Le poète par ses métamorphoses enseigne l’importance de celles-ci aux humains pour leur accomplissement. Dans une époque où une telle nécessité est souvent tue, l’œuvre de Mario Luzi révèle la richesse de l’expérience, interroge avec profondeur et générosité cette autre vie dont notre souffrance constitue la première découverte. Mais cette appréhension demeure inachevée. C’est le Jamais parfait dont le poète parle dans de nombreux poèmes. Le poète enseigne à l’homme qu’il doit accepter la métamorphose sans chercher l’accomplissement.