Bulletin critique des annales islamologiques, nº 14, par Denis Gril
Depuis plusieurs années, Verdier a pris l’heureuse initiative de publier dans sa collection « Islam spirituel » des traductions inédites d’Henry Corbin. Il s’agit de textes qu’il avait édités et présentés ou dont il avait fait l’objet d’un cours. C’est le cas des Orients des lumières et de ses commentaires auxquels il avait consacré un cours en 1968-1969 et 1969-1970. La présente traduction avait dû être préparée à titre d’illustration. Pierre Lory s’est chargé de la reprendre, d’en compléter l’annotation et de la présenter.
Comme il le rappelle dans l’introduction, on sait peu de chose sur Rajab Borsi, né en 743/1342 sans doute à Burs entre Koufa et Hilla, et mort en 813/1411 à Ardestan, au nord-est d’Ispahan. Formé à Hilla. grand centre du chiisme à l’époque, son ésotérisme fut vraisemblablement mal accepté des autres savants chiites et le contraignit à s’installer à Tus. Ses Masariq anwar al-yaqin fi haqa’iq asrar Amir al-mu ’minin, « Les orients des lumières de la certitude concernant les secrets du Prince des croyants », sont la seule de ses œuvres publiée jusqu’à présent. Elle est divisée en deux parties à peu près égales : une longue introduction sur la science des Lettres, et un traité de métaphysique sur la doctrine de l’Être et les principes supérieurs de la manifestation, symbolisés par les Lettres et identifiés à la réalité primordiale du Prophète, de ’Ali, de Fatima et des imâms.
P. Lory situe Borsi au confluent des deux grands courants de la science des Lettres, l’un chi’ite, l’autre sunnite. Le premier procède principalement par identification des Lettres aux manifestations de l’imâm, principe et interprète de la Révélation. Le second, représenté plus particulièrement dans le texte par Hallag et Ibn ’Arabi, est une manière d’expliquer le déploiement et la résorption de la manifestation, par l’alif non manifesté ou le point, détermination première de l’Être. À cet égard, lesMasariq illustrent l’influence d’Ibn ’Arabi sur la pensée chi’ite et le développement de la science des Lettres à cette époque, comme le suggère le rapprochement avec Haydar Âmoli (m. 1385) et le contemporain de Borsi, Fadl Allah d’Astarabad, le fondateur du hurufisme.
Pour Borsi, la parole divine, dont les Lettres sont la première manifestation, dévoile et voile tout à la fois. En effet, elle instaure un ordre hiérarchique, dont chaque degré est marqué par une Lettre dans le microcosme et le macrocosme. Dans cette descente, l’alif ou l’Un accompagne les êtres sans jamais s’identifier à eux. Les Lettres voilent donc la réalité transcendante tout en ouvrant autant de portes vers elle, à l’instar de la Présence ou Réalité muhammadienne, de Fatima, « source de toutes les connaissances ésotériques » et de ’Ali, porte de la citadelle de la science. La numérologie de laFatiha et du Nom suprême suggère, à la fin de la partie introductive, les principes d’une herméneutique ésotérique et les applications opératives de cette science.
Sur le plan métaphysique, Borsi distingue nettement l’Un (ahad) absolu de l’Unique (wahid).Mais tandis que ce nom représente généralement la différenciation dans l’unité des noms divins, il identifie clairement l’Unique à l’Intellect premier et par conséquent les noms de Dieu à la Présence muhammadienne, à laquelle est toujours rattaché le nom de ’Ali. Non pas que l’Homme universel ne soit pas dans l’ésotérisme sunnite désigné comme le Nom suprême de Dieu, mais la limite entre le divin et le manifesté semble ici plus ténue, au moins dans la formulation. L’on devine dès lors, dans l’incompréhension dont Borsi dit avoir été victime de la part de ses contemporains, l’accusation classique de guluww, due à une pensée résolument ésotérique. Toute la seconde partie peut être considérée comme une application de la première, dans un incessant aller et retour entre le Principe et la manifestation, par l’intermédiaire du Verbe, qu’il soit Nom, Livre ou Homme. C’est pourquoi l’ouvrage s’achève par un retour à l’Un et enfin aux imâms, héritiers des connaissances ésotériques. Le dernier chapitre est constitué d’une collection de traditions sur la Lumière primordiale de Muhammad et de ’Ali, incluant parfois Fatima ou les Douze Imâms, sur l’immensité de la création, mais plus encore de ’Ali qui affirme : « Je suis celui qui entoure ce qu’il y a au-delà de Qaf. »
Ce texte dense et allusif – d’où l’importance des commentaires – illustre parfaitement le développement de la pensée ésotérique chi’ite aux VIII-XIVe siècles. Comme le souligne P. Lory, la spéculation philosophique laisse place ici à une expérience intérieure de la Révélation, portée par un fervent amour pour la famille du Prophète. Il était donc important que cette traduction d’H. Corbin voie le jour. […]