Le Point, décembre 2011, par Sophie Pujas
« Casanova est mort, et Don Juan dépressif »
Le donjuanisme est-il un donquichottisme ? Telle était la question posée par l’Autrichien Robert Menasse dans son dernier roman, Don Juan de la Manche, ou les exploits cocasses et désespérés d’un Don Juan vieillissant à l’heure du bilan de la libération sexuelle… Pour lui, le mythe reste très actuel. Propos recueillis par Sophie Pujas.
« Je ne crois pas que Don Juan soit devenu anachronique en tant que mythe ou paradigme de la masculinité. Il a au contraire trouvé une nouvelle actualité à travers la révolution sexuelle et le féminisme. Pour le comprendre, il est important de saisir la différence entre Don Juan et Casanova [cf. p. 24], souvent confondus. Si le temps de Casanova est révolu, Don Juan reste un mythe.
« Casanova n’aime pas les femmes, il aime le succès qu’il connaît auprès d’elles. Sa jouissance ne naît pas d’un abandon corps et âme (pas plus le sien que celui de la femme), mais d’un triomphe. Avant même qu’une femme dise oui, il sait qu’elle ne le satisfera pas – seul son oui le satisfait. C’est un collectionneur. Aucun objet n’attise son désir, mais seulement l’augmentation de sa collection. Il ne connaît que l’ivresse du pouvoir. Casanova, c’est l’homme moderne : il représente le passage de la société féodale à la société bourgeoise, et au marché du sexe. Il ne veut pas un trésor, mais l’accroissement de son trésor. Il est curieux, flexible, mais pragmatique. Les sciences naturelles, la philosophie, la littérature… : tout doit servir, permettre d’impressionner ou de réaliser un profit sexuel. Ce type d’homme, qui considère que les femmes doivent lui servir, est périmé.
« Don Juan, au contraire, aime vraiment. Il n’aspire pas au triomphe mais à la libération. Il ne veut pas collectionner. Il voudrait vraiment atteindre le bonheur auprès de l’une des femmes qu’il séduit ! Mais puisqu’aucune ne lui permet d’y accéder, il doit poursuivre son errance. À chaque fois, il espère être délivré de sa quête, la voir s’achever. Chaque femme qui lui dit oui, il espère recevoir d’elle un secret qui changera le monde. Il erre parce que chaque femme le déçoit, tandis que Casanova erre parce que chaque femme le satisfait. Casanova désire toutes les femmes, Don Juan n’en veut qu’une.
« Don Juan n’est pas nostalgique du pouvoir qu’il a eu sur les femmes, mais jaloux du pouvoir que les femmes ont sur lui. Lui aussi est avide de savoir, mais contrairement à Casanova qui fait étalage de ses connaissances pour impressionner et séduire, Don Juan se tait et écoute – et se laisse séduire. Don Juan n’est pas un bourgeois mais un citoyen : il veut participer, être demandé, créer à plusieurs. Il veut prendre des responsabilités.
« Le monde de la bourgeoise éclate, à l’image des bulles financières qu’il a créées. Ce sont les désappointés, les déçus, les furieux qui créent de nouvelles dynamiques. La révolution sexuelle a promis le désir, non le pouvoir, la liberté plutôt que la captivité au sein de l’éternelle répétition des rapports de domination. Le féminisme, en promettant l’égalité, a aussi libéré l’homme. Elle le décharge de la nécessité de croire qu’il n’est un homme que par la conquête. Beaucoup de choses ont certes mal tourné, et le monde est pris dans une dynamique imprévisible. Mais dans les circonstances actuelles, Don Juan et sa quête nostalgique d’une libération nous est plus proche et plus attachant que Casanova, ce collectionneur que la vie laisse froid tant que sa balance personnelle penche vers davantage de croissance. En résumé Casanova est mort, et Don Juan dépressif. C’est lui qui a les meilleures cartes.
« En écrivant Don Juan de la Manche, je voulais écrire une variante actuelle du mythe, un roman sur les conséquences de la libération sexuelle. Une histoire tragicomique, puisqu’aujourd’hui, un don Juan en quête de bonheur ne peut que devenir dépressif. Un Casanova se réjouirait de l’immense augmentation du marché sexuel. Mais dans sa déception perpétuelle, l’augmentation infinie des compensations ne dédommage pas Don Juan. Le Don Juan moderne est une figure triste, un « homme de la Mancha », un Don Quichotte [cf. p. 14] : il a ouvert de nouveaux territoires, que seul le capital a investis. Cette ironie de l’histoire se devait d’être racontée avec ironie… »