Libération, 8 septembre 2011, par Mathieu Lindon

Robert Menasse et le Don Juan mal emmanché

C’est compliqué, l’éducation. « Toute l’enfance est une formation pour devenir un enfant parfait. À la fin de l’enfance, on est délivré de cette formation et, en tant qu’enfant formé, on ne doit plus être un enfant. Comme si, après des années d’entraînement intensif au football, on obtenait une licence de bobsleigh. Et qu’on allait directement sur la glace. J’ai peur ! Pourquoi ? Tu es pourtant adulte ! » Ces phrases proviennent du roman Don Juan de la Manche, de Robert Menasse, qui est sous-titré « l’Éducation au désir » et paraît en même temps que le recueil de quatorze nouvellesChacun peut dire Je, lui-même sous-titré « Nouvelles de la fin de l’après-guerre ». Les éditions Verdier évoquent Woody Allen, Philip Roth et Michel Houellebecq pour évoquer le mariage éventuel de Don Quichotte et Don Juan, cette légèreté métaphysique qui nimbe les narrations de toutes les œuvres de Robert Menasse (mais Tristram Shandy et Robert Musil font aussi largement partie de son monde littéraire). Dans un texte de Chacun peut dire Je, le narrateur-écrivain a ses propres mots : « L’existentiel dans le ridicule. »

« À la frontière »

Robert Menasse est né à Vienne en 1954. Romancier et essayiste, il a travaillé durant les années 80 sur la théorie littéraire à l’université de São Paulo – le Brésil et le Portugal ont un rôle important dans sa trilogie traduite chez Verdier et constituée de La Pitoyable Histoire de Léo Singer, Machine arrière et Chassé de l’enfer (il est d’ailleurs traducteur de portugais en allemand). Il écrit aussi pour les enfants – La Dernière Princesse de conte de fées fut le premier titre de lui traduit en français (en 1997 à l’Arche). Il intervient publiquement sur la politique et Libération avait publié un de ses textes quand Jörg Haider et l’extrême droite autrichienne étaient entrés au gouvernement. Robert Menasse y disait, en substance, qu’il y aurait au moins une bonne chose dans ce triste événement, à savoir que si un Africain mourait étouffé par les bâillons des policiers dans l’avion qui l’expulsait, cela provoquerait un scandale d’envergure – alors que ces faits s’étaient réellement produits quelques semaines plus tôt, mais sous un gouvernement socialiste, et donc dans l’indifférence générale. La chute du Mur de Berlin est un élément fort dans son œuvre, et ses romans et nouvelles montrent ses héros post-soixante-huitards dans une marginalité qu’ils n’ont pas voulue, comme s’ils vivaient, malgré eux, toujours « à la frontière ».

La façon dont l’Histoire s’articule sur l’histoire de chacun intéresse Menasse. « Le retournement de la pensée, du savoir, de la réalité à une période consciente de ma vie. C’est quoi, un événement historique, sinon ? » dit un personnage de Chacun peut dire Je. Mais cela tourne toujours de façon inattendue. Le 9 novembre 1989 concerne autant le mariage d’un personnage que la chute du Mur, et un autre, par anachronisme, se souvient du 9 novembre 1977 « parce que le 9 novembre est une date historique ». Un autre encore recherche un havre de paix après une période difficile. « J’arrivai à New York vers la fin août 2001. J’avais le sentiment d’avoir survécu à la catastrophe de ma vie. Ça promettait ! » La psychanalyste du narrateur juif de Don Juan de la Manche lui demande « de quel côté de la frontière » il est. « Je vous ai dit de penser aux limites de l’espace Schengen. Êtes-vous du côté où on a peur de ce qui vient de l’autre côté, de ce qui veut pénétrer, et des sombres menaces que représentent l’énergie, l’avidité, la violence ; êtes-vous donc quelqu’un qui se planque ? Où êtes-vous de l’autre côté, voulez-vous passer, pénétrer, parce que vous imaginez là-bas la lumière, la Terre promise, au point que vous risqueriez votre vie pour y parvenir ? Votre problème est-il donc la peur d’autre chose, ou l’attente exaltée d’autre chose ? » Mais ce genre d’opposition grandiose n’est pas ce à quoi s’arrête le narrateur en évoquant son travail à la rubrique « Vie » de son journal. « Il y a deux sortes de frontières, me disais-je. Les frontières étanches, qui sont dangereuses et derrière lesquelles se trouve peut-être le bonheur. Et les frontières ouvertes, qui nous invitent gaiement à les franchir. Derrière se trouve la bêtise.  »

La bêtise est un des sujets de Robert Menasse. Il la traque chez ses personnages, mais montre aussi comment une intelligence mal comprise, peu soucieuse de grands mots et de concepts complexes, peut passer pour telle. Si son « Éducation au désir » est un fiasco pour le narrateur, c’est aussi que les termes dans lesquels elle se posait n’étaient pas les bons. « Aimer ce qui est aimable n’est pas de l’amour, c’est un hommage. Mais quand quelqu’un qui a l’habitude de refermer le tube de dentifrice est capable de jeter un regard sentimental sur un tube laissé ouvert et en plus utilisé, en pressant le haut, c’est qu’il aime vraiment la personne qui est dans son lit avec les dents lavées. Cela montre d’ailleurs aussi que l’amour n’a rien à voir avec le sexe, avec le plaisir charnel – qui se lave encore les dents quand c’est la tempête  ? »

Pornos

Quant au « plaisir charnel », il pose d’autres problèmes, ainsi que le narrateur le constate immanquablement, « fasciné  » par les films pornos où « des personnes adultes qui devaient pourtant savoir ce qu’est le plaisir et qui devaient en avoir l’expérience indépendamment d’une caméra, qui plus est des acteurs professionnels spécialisés dans cette discipline, n’arrivaient pas à représenter le plaisir de manière crédible ». « Je regardais en me disant : on dirait que ces personnes n’ont jamais eu de rapports sexuels avant. Et que, justement, pour leur première fois, il y a une caméra. » Sexe, parents, postures politiques ostentatoires : l’ironie de Robert Menasse frappe tous azimuts.