Le Magazine littéraire, juin 2008, par Jean-Baptiste Harang
Le porte-voix de Volodine
Il est rare que l’on se vante d’écrire les livres des autres, et c’est alors pour de mauvaises raisons. Jusqu’ici les voix du post-exotisme, comme celles de Dieu et du diable, semblaient impénétrables, et voilà qu’une nouvelle voix se lève, enfle et gronde sur deux livres impeccables, sonores, bouleversants et familiers (on y reconnaît au premier mot le timbre métallique, violent et poétique, prophétique et empathique d’Antoine Volodine), une voix nouvelle et pourtant persistante et qui signe Lutz Bassmann, Avec les moines‑soldats et Haïkus de prison.
La page où l’on trouve d’ordinaire les ouvrages réputés « du même auteur », s’intitule ici « Les Voix du post-exotisme », avec quatre noms dénoncés, page de garde devenue salle de garde : Lutz Bassmann, les deux livres que nous avons en main, Manuela Draeger, huit livres à l’École des loisirs, Elli Kronauer, auteur chez le même éditeur de cinq recueils de bylines (byline est un mot sibyllin, il désigne une forme littéraire post‑exotique qui fait peur aux enfants), et Antoine Volodine, avec seize ouvrages (romans, romance, entrevoûtes et narrats) chez Denoël, Minuit, Gallimard et Seuil. Cette page sonne comme l’aveu d’une organisation littéraire (et peut‑être plus, si affinités) tentaculaire, monstrueuse, qui construit en bande armée un monde sans avenir, auquel nous n’échapperons pas, même si, justement, les textes de Lutz Bassmann se situent bien au‑delà, dans un temps qui viendra lorsque l’avenir sera fini et qu’il faudra survivre dans nos décombres puants et assombris.
Après avoir lu et admiré les livres d’Antoine Volodine, il nous fut donné comme une récompense traqueuse de rencontrer un homme qui prétendait répondre à ce nom. Grand, volontaire, à la fois taciturne et attentif, modeste dans l’amitié et imperturbable pèlerin du post-exotisme, capable d’en défendre l’évidence en français, en russe ou en portugais (nous l’avons même entendu prononcer une conférence post-exotique en anglais à Addis-Abeba devant des étudiants en chemise, médusés d’abord et bientôt mithridatisés), Volodine ne fait rien pour convaincre qu’Antoine Volodine existe, que ce nom est le sien, qu’il n’en porte aucun autre, ni que personne d’autre ne le porte, ni même qu’un homme puisse assumer à lui seul l’invention formidable d’une littérature. Une littérature nouvelle, prophétique, dont les rêves et les cauchemars se confondent, dont l’irréalité est aussi palpable que le remords, puante et noire. Elle n’a pas besoin de se nommer, ni de dénoncer son ou ses auteurs, elle se nourrit de fantômes et de survivants, elle sait qu’il n’y a pas de vie après la mort, mais une lente survie, une éternelle agonie de plumes et de goudron, le rire n’y est plus la politesse du désespoir mais le désespoir de la politique. Et voici donc que Lutz Bassmann se lève et se révèle le véritable auteur de l’œuvre de Volodine et, à la lecture des deux livres qu’il signe de son nom, notre admiration lui est acquise, avec la peur de le croiser.
Avec les moines‑soldats prouve que Lutz Bassmann tenait cette plume depuis longtemps : c’est du pur Volodine, le Volodine des entrevoûtes, cette forme romane construite comme une voûte de sept pierres de taille dont la quatrième est la clef, ici intitulée « Un Univers prolétarien de secours », et dont les six autres se répondent en symétrie de miroir, au point que dans ce livre les deuxième et sixième textes racontent la même histoire, « Crise au Tong Fong Hôtel », la seconde version abîmée (non pas esquintée, mais tombée dans l’abîme), transfigurée par le glissement progressif du délire : il ne s’agit rien moins que de sauver le monde, mais le monde se sauve, s’échappe. Il n’y a pas d’échappatoire, l’organisation impose la survie, impose l’autocritique, impose le cauchemar, l’organisation dispose des âmes et des corps, les âmes et les corps sont morts, leur résurrection n’est qu’un infini sursis de douleur, l’organisation est anonyme et son talent extrême est d’inventer des noms propres. Dès la page 17 le sort de ces noms est réglé, ainsi que celui des auteurs : « Les noms et les surnoms sont des manières commodes d’étiqueter des gens, mais ils ne signifient pas grand‑chose. Il n’y a pratiquement rien derrière. J’aurais pu en choisir un autre, plus parlant, mais, même si celui‑ci ne correspond à rien, il me conviendra ici. Disons donc que je m’appelle Schwahn. » Plus loin et à deux reprises, deux autres textes post‑exotiques sont cités, un recueil de Shâggas (« Lettre au moine de la guerre », sans nom d’auteur), page 53, et, page 187, un petit recueil d’entrevoûtes, « Vain temps après », par Maria Samarkande, dont le texte constituera plus tard dans un délicieux vertige la septième entrevoûte du livre qu’on lit jusqu’au dernier silence.
Haïkus de prison est l’écho poétique du cri entendu sur les dix pages de la troisième entrevoûte, « la plongée » ; 489 fois trois courtes lignes à la manière des haïkus japonais (les trois vers de 5, 7 et 5 pieds n’y sont pas respectés, comme s’ils étaient vaguement traduits d’une langue moins humaine), qui disent la vie vue au travers de grilles, de barbelés, de folie de violence ou de résignation, 489 histoires courtes qui en disent une longue, une trop longue, enfermée. Il faudrait les citer toutes quand il suffira de les lire, de les lire absolument, de s’entendre les lire tant elles sont leur propre écho, elles disent une seule histoire une seule voix, elles sont un roman construit, une mosaïque absolue, elles disent les hommes enclos, l’âme de tous les autres livres. Les citer toutes ou n’en citer aucune. Allez, une première, pour la route :
« Pendant la nuit l’analphabète a oublié
la première lettre
de son nom. »