L’Âne, mars 1984, par Charles Mopsik
« Le messie mystique »
« Il connaît des états douloureux. Nathan le convainc qu’ils sont signes de sa messianité. Dès lors, Sabbataï Tsevi entraînera les foules, et certains enthousiastes jusque dans l’apostasie. »
Un grand roman historique ? Une étude des mouvements religieux ? Un traité sur le mauvais usage du messianisme ? Le portrait d’un malade atteint de psychose maniaco-dépressive ? La biographie d’un chef charismatique ? D’un homme fait dieu ? L’exploration des ressorts secrets du judaïsme ? L’analyse détaillée de pamphlets apocalyptiques ? La grande œuvre de Gershom Scholem est tout cela et plus encore : un livre écrit à partir de documents inédits, un travail direct sur les textes, de première main et de main de maître. Personne avant lui n’avait osé s’aventurer si loin dans les dédales de cet épisode noir de l’histoire juive, souvent refoulé, toujours méconnu.
Ce n’est pas seulement une péripétie de l’histoire, un fait divers des temps passés que nous dépeint ce livre, mais peut-être met-il au jour la tentation silencieuse qui hante l’esprit de chaque juif, selon Moses Hess : être le Messie ; gare à celui qui succombe à ce singulier désir.
Mais qui a entendu parler de Sabbataï Tsevi ? De ce personnage qui proclamait la fin des temps, l’accomplissement et le renversement de la Loi, l’instauration de son règne et la Rédemption ? Son nom resta pendant trois siècles une grande ombre, un mot qui brûle les lèvres. Que s’est-il passé entre 1626, 1’année de sa naissance, et 1666, l’année de l’apogée de son mouvement ? Comment des communautés pacifiques et persécutées se sont-elles muées si vite en des foules exaltées et enthousiastes, prêtes à abandonner des traditions scrupuleusement conservées durant des millénaires pour suivre un illuminé aux actes excentriques ? Comment un pantin pitoyable – Scholem insiste sur son tempérament faible et clownesque – convainquit de doctes rabbins de sa messianité ?
Arrière-plan
Les méthodes historiques et sociologiques échouent, nous dit Scholem, à rendre compte du mouvement. Un examen « marxiste » de la situation des communautés juives n’explique rien, ne comprend rien. Sabbataï Tsevi a été considéré par de grands historiens comme un ouvrage exemplaire et novateur qui, un des premiers, sinon le tout premier, a magistralement traité d’un phénomène historique sous l’angle des investissements utopiques et de la réalité interne de la société, de son « vécu » spirituel.
Son auteur commence donc par brosser un tableau des conceptions juives traditionnelles sur le Messie et les temps de la fin. Force lui est de constater que malgré la méfiance et le rejet par le rabbinisme des tendances apocalyptiques, des écrits décrivant la fin des jours, des apocalypses juives, ont toujours circulé à côté du Talmud et du Midrach, certaines de leurs visions inspirant des livres issus des mares du judaïsme médiéval, comme le Gaon Saadia de Fayyoum au Xe siècle. Ce courant traverse donc la pensée et la mémoire juive, vivant et accepté comme un élément de consolation et d’espoir, présent discrètement, en dehors de quelques éruptions messianiques qui jonchent l’histoire juive, mais dont aucune n’a eu l’ampleur internationale et l’intensité du sabbataïsme.
La Cabale, apparue au XIIe siècle, souvent incriminée dans l’aventure du mouvement de Sabbataï Tsevi, se désintéresse d’abord totalement de la question du messie, et même le Zohar, montre Scholem, n’a pas de doctrine propre et se contente de reprendre les idées du judaïsme talmudique en intégrant, il est vrai, les visions des vieilles apocalypses, fragments un peu marginaux du Midrach classique.
Le saint lion
L’attente du Messie est ainsi stimulée et bridée à la fois, elle doit rester attente et ne pas s’investir – et se perdre – dans une explosion activiste. Le Temple à venir, qui restaurera l’ancienne splendeur, le Temple détruit au Ier siècle, devra descendre tout construit du ciel, transporté comme une boule de feu. Cependant des écrits proches du Zohar et souvent confondus avec lui, les Tiqouné ha Zohar et le Ra’ya Mehemna, déposent un germe, un ferment qui bien plus tard – trois siècles après – ne manquera pas d’éclore et de devenir un élément important du climat religieux qui a fait que le sabbatianisme a été possible : ces textes disent que l’étude et la divulgation des secrets de la Torah annoncent la venue du Messie, mieux, y contribuent et que la propagation même de ces ouvrages du cabalisme contribue directement à la Rédemption. Et quand, après l’expulsion des juifs d’Espagne, en 1492, ces idées qui avaient circulé essaimèrent dans le Bassin méditerranéen et le nord de l’Europe, elles y prirent une actualité particulière, avivées par la terrible secousse de ce nouvel exil.
Scholem, pour plonger le lecteur dans l’univers intellectuel du judaïsme qui précéda la révélation du « Messie » consacre plusieurs chapitres à exposer les conceptions : des cabalistes de Safed, ville qui devint, au XVIe siècle, le sanctuaire de la foi juive et de ses doctrines d’une profondeur encore inégalée. Il tente une description systématique de la « théorie » du Tsimtsoum, cette ouverture d’un point vide au sein même de l’Infini qui fit lieu au monde.
Avec l’inventaire des principaux éléments de l’enseignement de Rabbi Isaac Louria, dit « le saint lion », la figure la plus marquante des écoles de Safed, Scholem aborde la question du Messie ; il montre que la doctrine même de Rabbi Isaac Louria n’a pas de prédilection particulière pour le messie, et ne présente rien de révolutionnaire sur ce plan. Il semble que ce soit la personnalité même de ce cabaliste visionnaire qui ait excité les imaginations, et suscité le sentiment qu’il était, sinon le Messie, du moins, son annonciateur ou sa figure anticipée.
L’importance du lourianisme dans la flambée sabbataïste, dit Scholem, ne doit pas être malentendue : ce n’est pas par sa pensée ni ses enseignements qu’il joua un rôle, mais l’éclat qui émanait de sa personne fut utilisé, plus ou moins sciemment, pour répandre une émotion traduite par quelques-uns de ses pseudo-disciples, comme Israël Saroug, en termes apocalyptico-messianiques. Plus tard, Sabbataï Tsevi et son prophète Nathan rejetteront violemment les idées du lourianisme comme dépassées et erronées. C’est la marque distinctive des plus grandes pensées que de provoquer des malentendus. : À partir de Safed se répand l’impression que quelque chose va arriver bientôt : quelque chose à portée de main et réalisable par des actes de tiqoun (réparation), décrits dans des manuels qui circulaient partout.
Débuts de Sabbataï
Sabbataï naquit à Smyrne le neuf du mois d’Ab 1626, jour qui commémore par un jeûne la destruction du Temple de Jérusalem. Il franchit tous les échelons de l’étude traditionnelle et dans la yéchiva où il fait son apprentissage du Talmud, il est considéré comme un brillant élève. Quand il en sort à l’âge de quinze ans, il se détache des cercles de ses condisciples et mène une vie de solitude et d’ascétisme, sous la conduite d’un guide, un certain Rabbi Isaac. Il étudie la cabale à partir de dix-huit ans, l’âge ordinaire d’initiation, mais n’aborde que les textes de la cabale ancienne et néglige totalement les écrits lourianiques, au point que Scholem se demande s’il étudia jamais cette doctrine par la suite. Encore jeune homme, il fait déjà preuve d’une personnalité charismatique et dirige un groupe d’étudiants qu’il enseigne et conduit à des pratiques de mortification et de purification, tels ces bains pris dans la mer, même l’hiver, en compagnie.
Scholem relate aussi les rêves de Sabbataï dont certains ont été racontés plus tard par Nathan de Gaza ; l’un d’eux retient l’attention : vers l’âge de six ans – mais Scholem pense que cet âge mentionné dans la relation de Nathan doit être avancé – Sabbataï rêve « qu’une flamme apparut et lui causa une brûlure sur le pénis ». Ce rêve, selon Scholem, serait à mettre en rapport avec la non-consommation systématique de ses mariages successifs. Cette particularité vaudra à Sabbataï l’admiration inquiète de ses futurs partisans.
Suit un portrait de Sabbataï, de ses excentricités et de ses brusques sautes d’humeur. Pour Scholem, Sabbataï était un malade atteint de psychose maniaco-dépressive. Ce diagnostic est émis à partir des témoignages des proches et des écrits de ses adeptes qui voyaient, dans les phases dépressives, les moments où les forces du mal terrassaient le messie et dans les phases enthousiastes, les moments où le messie prenait le dessus sur elles. Scholem conteste donc le diagnostic de paranoïa dégénérescente et hallucinatoire soutenu par Baruch Kurzweil et étaye son hypothèse sur les travaux de psychiatres tels que J. Lange. Il reste que Sabbataï se débattait avec lui-même et avec les démons qui le poursuivaient et n’avait pas l’intention de lancer un mouvement messianique quelconque lorsqu’il partit en mission en Égypte afin de recueillir des fonds pour la communauté juive de Palestine.
Ce fut durant son séjour au Caire qu’il épousa le 31 1664, sa femme Sarah, dans d’étranges circonstances cette jeune fille se prétendait être, avant d’avoir jamais entendu parler de Sabbataï, l’épouse prédestinée du Messie ; comme sa prétention parvint aux oreilles de Sabbataï, celui-ci comprit que son rêve pourrait bientôt se réaliser, et un mariage consacra leur union. Scholem souligne l’importance que certains chroniqueurs accordent à l’énigmatique Sarah, dépeinte à la fois comme une sainte et comme une prostituée ; Sabbataï devait reconnaître en elle une opératrice de l’acte de tiqoun consistant à s’introduire au sein de la qelipa, des forces impures, pour en exhumer les étincelles de sainteté, à chercher ainsi une « rédemption par le péché ».
Le messie et son prophète qelipot
Le premier que Nathan convainquit de la messianité de Sabbataï, ce fut Sabbataï lui-même.
L’interprétation de ses états d’âme transforma radicalement le jugement que Sabbataï portait sur son compte : il n’était pas malade, mais les signes qui l’accablaient n’étaient autres que les stigmates de la guerre qui se livrait en lui contre les puissances maléfiques. C’est à partir de cette « lecture » que le sabbatianisme est né ; cette analyse fut reprise et développée dans les Apocalypses que rédigea le prophète de Gaza, citées et explicitées longuement par Scholem. La cabale lourianique n’intervint que pour fournir la terminologie et les images dont usa Nathan pour asseoir son discours.
Scholem produit des documents en grande partie inédits qui constituent un matériau de base irremplaçable pour comprendre en profondeur la mythologie du mouvement messianique et par-delà, les symboles directeurs en œuvre, secrètement ou explicitement, dans tous les mouvements de ce type. Il aborde plusieurs fois des points de convergence avec la figure du Christ et fait de Sabbataï le prototype du Messie juif ; après tout, sa personne et le phénomène qu’il a suscité sont les seuls de cette nature pour lesquels nous disposions de documents provenant de témoins impartiaux, de spectateurs du mouvement ou d’adversaires farouches ; à ce titre, le sabbatianisme a valeur exemplaire.
Explosion et apostasie
Parti de Palestine, le mouvement commença à s’étendre lors des manifestations massives d’enthousiasme qu’entraîna le passage de Sabbataï à Smyrne. Ce gros homme au visage rouge, aux manières majestueuses et à la voix forte et mélodieuse impressionna les foules autant que l’annonce de la fin des souffrances et de la révélation du messie depuis si longtemps attendu. Très vite la nouvelle formidable se propage à travers l’Europe et donne lieu à des accès de prophétisme, l’on assiste à des scènes publiques de discours automatique, toutes les couches de la société s’unissent dans une même vague de piétisme et de mysticisme. L’on marie les enfants en bas âge pour hâter la fin, de telle sorte que le réservoir des âmes anciennes s’épuise et que de nouvelles viennent apporter la Rédemption.
Hommes, femmes, enfants, riches, pauvres, rabbins, incultes, tous, à quelques exceptions près, élaborent un tissu imaginaire autour des « miracles » du Messie et de ses prodiges. Et quand Sabbataï décide de faire du jeûne du Neuf Ab, qui rappelle le deuil de la destruction du Temple, un jour de joie, celui de l’anniversaire de la naissance du Messie, la majorité des juifs le suivent, se mettant délibérément en infraction avec une règle très stricte. Tout paraît bouleversé, seuls quelques incrédules persistent à ne voir en Sabbataï qu’un charlatan, ce qui provoque la colère, et parfois même des châtiments corporels de la part de ses fidèles. Quand un adepte demande à Sabbataï si l’on peut mettre à mort ceux qui refusent de croire à sa messianité, Sabbataï répond par l’affirmative. Un climat de ferveur générale règne qui coexiste avec une ambiance de terreur, la contrepartie.
L’année où le mouvement connut son apogée, 1666, vit se multiplier les actes étranges de Sabbataï, et la passion des foules ne manqua pas d’inquiéter les autorités turques qui firent arrêter Sabbataï. Pour des raisons politiques, le sultan le garda en prison et une véritable cour royale s’installa à Gallipoli autour de sa geôle. Soudoyés, ses gardiens laissaient les visiteurs approcher Sabbataï et lui demander conseil. Cet épisode du mouvement sabbataïste n’est pas le moins extraordinaire.
Cependant, lassé de l’agitation que suscitait Sabbataï, le sultan finit par lui proposer de se faire musulman ou de mourir en martyr. Contre toute attente, le Messie se hâta d’apostasier et de se coiffer du turban. Beaucoup de ses partisans ressentirent cet acte comme une trahison et reconnurent leur erreur ; cependant un groupe d’irréductibles continua à croire en lui et imagina une théorie pour le justifier : il entrait au sein même de la qelipa pour mieux la combattre. Ses derniers partisans le suivirent jusque dans l’apostasie en apostasiant à leur tour, pendant qu’un grand désespoir s’abattait sur les communautés juives.
Scholem raconte les suites du mouvement messianique après l’apostasie, évoquant la constitution de la secte des Dunmeh, formée des disciples de Sabbataï et qui existe encore aujourd’hui – selon certaines sources, la mère d’Atatürk était une Dunmeh et leurs sectateurs prirent une grande part dans la formation de la Turquie moderne.
Sabbataï mourut en 1676, suivi jusqu’à ses derniers instants par ses fidèles qui lui rendaient visite depuis tous les points de l’Europe et de l’Orient. Cette incroyable aventure aux répercussions multiples et durables, reste un épisode noir de l’histoire juive, où les forces obscures accumulées depuis des siècles semblent s’être alliées pour exploser ensemble dans un vertige d’apocalypse. Scholem a laissé un livre terrible et fascinant, indispensable pour se faire une idée précise et documentée de certains aspects redoutables des passions humaines.