La Croix, 24 juillet 1994, par Michel Crépu
Mario Luzi, parole et barbarie
[…] Mais entre la simplicité des choses et l’armature des mythes, il y a l’histoire. L’histoire, c’est-à-dire la barbarie : c’est tout le thème du Livre d’Hypatie que Luzi, cette fois proche en cela d’un T. S. Eliot, médite en éternel contemporain du grand affrontement des puissances du Bien aux forces du Mal. Simpliste ? Voire…
Nous sommes au Ve siècle, à l’heure, pour l’Empire romain, du commencement de la débâcle. Hypatie, ultime figure de proue de la philosophie néo-platonicienne, est aux prises avec les forces déchaînées d’un jeune christianisme d’État qui lui échappent. Hypatie est assassinée dans une église par des fanatiques. Où sommes-nous ? Au Ve siècle ? Au XXe ? Et de quel affrontement s’agit-il ? La raison contre l’obscurantisme ? Quelle raison ? Quel obscurantisme ?
Un personnage s’écrie : « Les temps nous poussent – à parler en apostrophant – des hauts projets de la raison. Quel dévoiement ! Quelque chose s’est produit, tu le sais, quelque chose d’irréversible et tout est devenu messianique. Un piège de l’histoire… » Un piège oui, comme si le nom du Messie était devenu celui, diabolique, de la « Légion » dont parle l’Apôtre.
Dans ses recueils les plus contemporains, tels que Pour le baptême de nos fragments et L’Incessante origine, Luzi affrontait l’éclatement du monde et la parole poétique s’est trouvée dramatiquement responsabilisée. Le Livre d’Hypatie médite ce mal, plus profond encore, ou c’est la parole elle-même, dernière espérance d’unification, qui se voit prise au piège. Dès lors, comment et quoi répondre si parler c’est mentir et se taire accepter la loi de Mort ? Telle est peut-être, pour Luzi, le « fond du problème ». Le nôtre, de toute évidence, si aisément balayé à coups de cris et de formules fétiches, petits procureurs et faux rebelles se bousculant à la tribune.
« Comme est délicat et vulnérable le bourgeon de vérité d’une époque », dit encore une voix du Livre d’Hypatie. Il sera revenu à Mario Luzi, enfant de la Toscane, du cœur si vulnérable et séculaire de la vieille Europe, de nous le faire toucher du doigt. Comme l’on tente parfois d’apprendre le printemps aux aveugles qui n’en savent rien.