Caen plus, novembre 1989, par Bernard Simeone
Mario Luzi, scribe du magma
Mario Luzi, né près de Florence en 1914 et, aujourd’hui unanimement considéré comme le plus grand poète italien vivant, appartient à une génération extraordinairement riche en poètes de premier plan, comme Giorgio Caproni, Vittorio Sereni ou Attilio Bertolucci, père du cinéaste. Cette génération suit immédiatement celle de deux auteurs davantage connus en France (en tout cas traduits depuis plus longtemps) : Giuseppe Ungaretti et Eugenio Montale.
Luzi, qui fut professeur de littérature française à l’Institut des Sciences Politiques de Florence, a représenté, au début des années 40, la part la plus précieuse de ce mouvement très complexe appelé hermétisme. Un hermétisme certes influencé par celui de Mallarmé (dont Luzi est un traducteur et un exégète important), mais confronté à la censure fasciste et appelé, par le biais d’une difficulté de lecture liée à un symbolisme des plus raffinés, à exprimer l’attente d’une impossible réconciliation des choses et du sens, de la poésie et de la vie. Au sortir de la guerre, Luzi mesure le poids du réel et le devoir moral, pour la poésie, de l’affronter. Des recueils comme Une libation et Cahier gothique amorcent ce dialogue, jamais interrompu depuis, entre les prestiges de la langue et l’expérience cruelle, sans cesse recommencée, d’une réalité qui fracture tous les systèmes et toutes les images. C’est en deuil d’un ordre du monde néo-platonicien que Luzi écrit : la crise du néo-réalisme (lors de laquelle le dialogue qu’il entame avec Pasolini est d’une intensité rarement atteinte dans les lettres italiennes), puis la mort de sa mère, le renforcent encore davantage dans cette conviction d’une poésie n’opposant à l’épreuve du monde que le minimum de résistance et brûlant ses scories « au feu de la controverse ». Après la très belle trilogie constituée par Prémices du désert, Honneur du vrai et Du fond des campagnes, c’est, entre 1964 et 1966, la publication du recueil charnière Dans le magma : la poésie de Luzi devient dialoguée, tend vers l’oratorio et s’ouvre à toutes les sollicitations d’une controverse spirituelle et idéologique dépassant les catégories, dans une crise généralisée des valeurs. Poésie qui semble réduire la distance entre prose et chant, entre hymne et pensée et s’inscrit « dans l’œuvre du monde ».
Cette évolution sera plus marquée encore dans les deux recueils suivants. Sur d’invisibles fondements et Au feu de la controverse : la phrase luzienne devient une longue laisse brisée, où typographie, rythme et sens ne forment qu’une seule entité dans laquelle le poète paraît s’affranchir de toutes ses déterminations et produire un poème où la diction et l’écoute sont inséparables. Le poète est devenu scribe d’une réalité magmatique, dominée par le principe de métamorphose (Luzi fut un lecteur très attentif de l’Indien Aurobindo) et tendue vers une recomposition non illusoire d’une unité perdue de la pensée, du chant et de l’expérience. Ce qu’exprime au plus haut le titre de son ultime recueil Pour le baptême de nos fragments, dans lequel le poète laisse sa voix s’effacer devant le discours naturel, celui d’un univers où le sens est soumis à de terribles éclipses (le mal, la violence, l’angoisse et son enfermement), mais perdure au-delà de la perception que l’homme peut avoir de lui. Acte de foi « en avant » de la poésie, « en avant » de la parole, dans le mouvement même du sens en évolution. Poésie qui devient forme de prière, hors du tout dogme mais dans la fidélité, difficile et contrastée, à des pactes ancestraux que souligne l’éternel retour du double scandale : la détresse, l’espérance.