La Quinzaine littéraire, 16-30 septembre 2010, par Marie-José Tramuta
Reliques
Lorsque Eugenio Montale meurt, à Milan, le 12 septembre 1981, âgé de presque quatre-vingt-cinq ans (il était né le 12 octobre 1896 à Gênes), il laisse une œuvre couronnée par le prix Nobel en 1975 qui le consacre de son vivant déjà comme un poète classique. Giorgio Zampa écrivait dans son introduction à Tutte le poesie chez Mondadori, en 1984 : « Montale était conscient de la signification que son œuvre assumerait, une fois refermée ; il hésita longtemps à y mettre le sceau. Quand il le fit, il cessa de chercher son stylo, il cessa de soulever la housse de son Olivetti. Et quelques mois plus tard, il quittait Milan, pour le modeste mais infini espace de San Felice a Ema » (cimetière où reposait depuis 1963, celle qui fut sa compagne puis sa femme, Drusilla Tanzi, dite la « Mosca »). Avant de mourir, il avait assisté à la publication de ses œuvres complètes, fait assez rare dans l’histoire littéraire.
« Ma poésie doit être lue dans sa totalité, comme un unique poème. Je ne veux pas faire de comparaison avec la Divine Comédie mais je considère mes trois ouvrages comme les trois phases d’une vie humaine », avait confié Montale en 1966. En 1975, il précisait avoir écrit dans toute sa carrière poétique un seul livre « dont il avait d’abord offert le recto et maintenant le verso ». Le recto c’était les premiers recueils [les trois ouvrages], Ossi di seppia (1920-1927), Le Occasioni (1928-1939), La Bufera e altro (1940-1954), dont la parution en traduction bilingue (Poésies 1 : Les Os de seiche, Poésies II : Les Occasions, Poésies III : La Tourmente et autres poèmes) chez Gallimard, presque exclusivement, remonte à 1966. À cet égard, dans un ajout à « L’interview imaginaire » qui servait de préface au premier volume, remerciant les traducteurs, Montale se déclarait « heureux si […] par leur truchement, [il pouvait], en France aussi, éveiller l’intérêt de quelques âmes fraternelles ». Vœu pieux, s’il en fût, lorsque l’on considère la relative indifférence des lecteurs français à l’égard du grand poète italien, indifférence qui n’a d’égale que celle qui occulta jusqu’à une date encore récente, le poète Giacomo Leopardi. Silence, semblable peut-être à celui qui entoura « Arrigo Beyle, milanese », lequel finit, posthume, par trouver ou retrouver des âmes fraternelles. En commun avec Stendhal, Montale avait aussi le goût de la mystification et « de ce que les Anglais nomment understatement, à savoir un esprit d’auto-ironie tout particulier, qui porte à minimiser les choses grandes et importantes », pour reprendre des propos d’Italo Calvino émis dans un tout autre contexte.
Aux trois phases de la vie du recto s’ajoutent les trois recueils suivants, Satura, Carnets de poésie 1971 et 1972, suivis de Poèmes épars (Diario del ’71 e del ’72 e poesie disperse) et Derniers Poèmes (Quaderno di quattro anni), toujours chez Gallimard.
Au milieu du chemin de sa vie, il entreprend d’écrire de petits textes en prose et d’invention qu’il recueillera notamment dans Papillon de Dinard et qu’il avait publiés auparavant entre 1947 et 1950 dans le Corriere della sera et le Corriere d’informazione.
« Je suis un poète qui a écrit une autobiographie poétique sans cesser de frapper aux portes de l’impossible », répétera-t-il en 1965, à la Gazette de Lausanne. Ces proses « d’invention et de fantaisie » constituent ce que le poète Andrea Zanzotto appelle, par une belle formule, « l’envers du tapis », pour reprendre peut-être l’image du recto et du verso mais pour souligner aussi ce que l’understatement sous-entend, à savoir cette position par en dessous, dans la marge, dans l’entre-deux, dans les interstices qui flirtent avec le seuil de cet impossible qui a parfois pour synonyme l’invisible. Non pas transcendance mais attention à ce qui se tient dans le visible et que perçoit pour tous les yeux du poète.
La présente édition reprend celle, déclinée en deux volumes, respectivement La Maison aux deux palmiers (1983) et Papillon de Dinard (1985), chez Fata Morgana. Mario Fusco reprend sa propre traduction, la peaufine amoureusement, la corrige parfois et nous propose une suite de textes jubilatoires qui, à l’image du Papillon de Dinard qui clôt le présent volume, sont autant d’épiphanies, de miracles qui ressuscitent littéralement ou littérairement le lecteur. Or, une telle résurrection n’est pas le seul privilège du lecteur. Montale ressuscite aussi les personnes, êtres aimés, amies, parents, relations qui ont compté ou traversé son existence, avec les prime donne, Mosca et Irma. Ainsi de La Femme barbue, la servante de son enfance, il écrit : « Une existence inutile ? Quelle erreur, se disait Monsieur M. Lorsque toutes les vieilles servantes auront disparu du monde, lorsque tous les engrenages de l’univers auront un nom, une fonction et une conscience de soi, lorsque la balance des droits et des devoirs sera en parfait équilibre pour tous, qui pourra encore rentrer chez lui avec un fantôme, qui pourra vaincre l’horreur de la solitude, en sentant à ses côtés la protection d’un monstre angélique et barbu ? » Mais il précise ailleurs, dans une autre nouvelle du recueil, « Les tableaux de la cave », son tourment : « … Faut-il que je m’obstine (c’est mon malheur depuis toujours) dans une extrême tentation de repêchage de ce que la Vie, cruelle, a repoussé, jeté hors de ses rails ? » Mais il frise parfois l’outrecuidance et le rappel à l’ordre est douloureux, comme dans « Sur la plage » : « Je me croyais créditeur envers moi-même et envers les autres, je supposais qu’une infinité de choses disparues vivaient encore en moi, qu’elles trouvaient dans mon cœur leur ultime justification : je me croyais riche et j’étais indigent. »
Mais, à mon sens, la vraie destinataire du Papillon de Dinard, c’est Irma Brandeis, Clizia, la femme aimée, la muse américaine dont il s’éprend à Florence au milieu des années trente. Elle est, à n’en pas douter, l’inspiratrice de ces nouvelles. Dans une des fameuses lettres à Irma, récemment publiées en Italie, en date du 2 novembre 1934, Arsenio, alias Gatu Rata, Montale pour le siècle, relate à Irma l’accident dont il a été la victime : son taxi a été tamponné par un autre véhicule, s’est renversé et « il s’est retrouvé jambes en l’air ». Le chauffeur, sorti indemne, questionné par la foule qui l’interroge, anxieuse de savoir s’il y a des blessés dans l’habitacle, se retourne et voit sortir par la fenêtre, non sans quelques difficultés, l’auteur de la missive qui déclare devant la foule stupéfaite : « Le défunt c’est moi ! » et saluant, il saute dans un tram qui venait à passer.
Dix-sept ans plus tard, il publie une autre nouvelle, « Sur la limite », qui figure en bonne place dans le recueil Papillon de Dinard. Le début est semblable à l’anecdote racontée par Montale à Clizia/Irma dans sa lettre de 1934. Irma, de son côté, avait écrit un Nothing serious paru dans le New Yorker du 13, juillet 1935 qui reprend l’anecdote. C’est ainsi que Montale encourageait la jeune femme, spécialiste de Dante, à écrire des nouvelles sur des sujets qu’il se plaisait à lui suggérer, des moments of being dont il parsème ses missives. À cet égard, on lira en connaissance de cause, dans le présent recueil, Les Roses jaunes et Donna Juanita.
Toutes ces nouvelles sont, d’une manière ou d’une autre, des papillons couleur safran, des épiphanies, destinés à celle à laquelle il n’a jamais cessé de songer et qu’il nommait Clizia dans ses poèmes. Pour connaître la destinée « posthume (sic) » de la bien nommée, on lira avec profit la délectable et hilarante nouvelle « Clizia à Foggia ».