Entretien avec Antoine Volodine, par Jean-Didier Wagneur (suite)
Jean-Didier Wagneur : On peut à nouveau, dans Lisbonne, être confronté à la figure récurrente du fils face au père. Ailleurs, ce sont des relations avunculaires. Ingrid et Kurt, victime et bourreau potentiels, semblent tous deux frère et sœur.
Antoine Volodine : Les relations amoureuses que je mets en scène passent souvent par des moments de tendresse fraternelle. « Petite sœur », « petit frère », sont des appellations constantes, mises en œuvre dans des situations extrêmement tendues, de détresse, de défaite et de peur. Et de mort. Les amants traditionnels du post-exotisme sont séparés par la prison, par la guerre, par l’éternité, et ils se réunissent dans le rêve. Un rêve qui n’est jamais synonyme de bonheur, de stabilité, de durée, mais qui en même temps correspond à une situation passionnelle intense, et vaut toutes les longueurs conjugales.
Vous voulez me faire parler sur les relations du fils face au père. Elles ne sont pas très illustrées dans mes livres, où les relations familiales sont esquivées, où les enfants qui prennent la parole sont adultes au moment de leur prise de parole, où les adultes que les enfants évoquent sont le plus souvent des vieillards, avec même, dans Des anges mineurs ou dans Dondog, une génération, celle des parents, remplacée par celles des grands-parents ; ou, dans Rituel du mépris, la figure du père remplacée par les figures nombreuses des oncles. La structure familiale que je mets en scène, dans Lisbonne, dernière marge, se réduit à un individu-soldat (Ingrid) et à ses souvenirs, éventuellement allié à un autre individu-soldat (Kurt). Les règles de la psychanalyse s’appliquent ici comme ailleurs, mais elles sont déformées par la fiction et ses exigences guerrières.
Ce qui a été oublié dans cette littérature et dans la vôtre, du moins telle qu’elle a été reçue, se situe au niveau des mythes les plus profonds, des situations archétypales d’un imaginaire, celui de l’enfance, de sa poétique universelle et énigmatique. C’est Clarté des secrets, un des textes « emboîtés » dans Lisbonne qui semble être vraiment au centre de ce livre. Clarté des secrets sera brûlé parce qu’il parle de cette mémoire primordiale qui fait le fonds des situations de l’ensemble de vos livres. Amour et sang, victime et prédateur, rédemption par l’écriture, le récit.
Laissons de côté le terme de rédemption, qui est incongru si on essaie de l’accoler à mes petits post-exotiques ouvrages. Vous soulignez à juste titre ce qui fait le noyau irréductible de toutes ces fictions, une « mémoire primordiale ». Mes personnages puisent sans cesse dans cette mémoire et en remuent les images : c’est tantôt leur mémoire personnelle vécue, celle de la petite enfance et de ses richesses oniriques ; tantôt la mémoire historique de leur génération, de leur siècle, avec ses échos de propagande et de guerre, combinés à un autre pan de mémoire personnelle, celle de l’engagement politique et des combats ; tantôt la mémoire collective primordiale, touchant l’ensemble des peuplades qui ont eu une activité sur Terre, avec leurs mythes, leurs croyances, leurs magies. Tout cela, à ces trois niveaux richissimes en fiction poétique, est inaccessible à la pensée des inquisiteurs, des policiers et des bourreaux qui essaient « d’obtenir quelque chose » des narrateurs post-exotiques. Je mets en scène cette mauvaise écoute de ceux qui posent les questions, je le fais dans plusieurs livres, dans Lisbonne, dernière marge, évidemment, mais aussi, par exemple, dans Vue sur l’ossuaire, ou un livre écrit à deux voix, la voix de Jean Vlassenko et la voix de Maria Samarkande, se superpose à leur double interrogatoire. C’est un livre amoureux, les tortionnaires lui affectent une autre valeur et ne le comprennent pas ; de même, Clarté des secrets ne peut avoir comme destin que d’être détruit. Dans un cas, c’est la police contre l’amour, dans le deuxième cas, c’est la police contre la vérité. Dans tous les cas, c’est le réel contre la fiction.
Les romans suivants : Le nom des singes et Alto solo vont explorer d’autres univers narratifs. Quel est alors votre projet ? Souligner l’universalité du rêve égalitariste et de sa catastrophe avec la guérilla latino-américaine, les dictatures sinistrement carnavalesques ? Alto solo mêle à plaisir des composantes de l’histoire russe et américaine.
Le nom des singes explore d’autres décors, d’autres images, mais tout ce qui vient d’être dit sur les divers niveaux de mémoire et sur la mauvaise écoute des représentants « institutionnels » s’applique aussi à ce texte. En ce sens, la rumination sur les guérillas et les luttes fractionnelles, et les techniques oniriques de résistance à l’interrogatoire, n’ont fait que se déplacer dans le monde étouffant de la selve.
Fabian Golpiez, en présence de son psychiatre halluciné ou de ses tortionnaires de la rue 19 de Febrero, énumère les éléments fondamentaux du décor (les arbres, les oiseaux, les serpents, les araignées, etc) en leur attribuant la musicalité de la « langue générale » (le tupi du bassin amazonien), en même temps qu’un caractère encyclopédique délirant. Ce faisant, il subvertit la fonction descriptive du « réalisme ordinaire ». En disant l’univers qui l’entoure, en nommant avec précision le présent, il « parle d’autre chose » : on retrouve bien là une des pratiques fondamentales de résistance à l’oppression (intellectuelle et physique) qui se situe à l’origine de la parole post-exotique. Quand Fabian Golpiez raconte des fragments de son expérience individuelle et collective, quand il choisit de les raconter de façon onirique, dans un désordre qui empêche l’auditeur hostile de reconstituer pleinement et aisément l’histoire, il se livre à l’exercice sur lequel repose pratiquement toute fiction post-exotique. On rencontre alors dans son monde de référence fictionnel tout un tas d’éléments qui renvoient le lecteur à une connaissance historique ou politico-militaire précise, mais qui ne font pas directement partie de la fiction, si j’ose dire. Dans Le nom des singes, Fabian Golpiez se déplace mentalement à l’intérieur d’un univers planétaire amazonien, immense mais clos, où la révolution a triomphé partout depuis longtemps, où la guerre civile et l’effondrement social sont les uniques perspectives politiques, et où l’ensemble de la population se rattache à des ethnies indiennes, amazoniennes. Les Indiens étant ici perçus comme une variante des Untermenschen, des « sous-hommes », qui sont, plus généralement dans l’univers post-exotique, les intervenants privilégiés, ceux à qui les surnarrateurs post-exotiques donnent la parole en priorité, en compagnie des agonisants, des fous et des misérables de toutes sortes.
C’est pourquoi, même s’il est possible que les lecteurs, en lisant Le nom des singes, se rassurent en interprétant le livre comme une exploration des guérillas latino-américaines et une rumination sur les conditions du combat en atmosphère équatoriale, mon projet était différent. Mon souci était de pénétrer dans l’image amazonienne pour en faire un territoire hermétique, universel, d’où on ne pouvait sortir que par l’utopie, le rêve ou le délire, ou encore par la mémoire falsifiée. Ce livre est habité par la parole d’individus dégradés, par des Untermenschen indiens dont je me suis senti extrêmement proche pendant tout le processus d’écriture et de réécriture du texte : le narrateur épuisé feignant la folie ; le psychiatre fou ; le soldat démobilisé épuisé et fou ; et leur amoureuse commune, Manda, résignée et en même temps forte d’une force féminine infiniment supérieure à celle de ses partenaires masculins. Mon projet était d’accompagner le plus longtemps possible, en restant le plus étroitement possible en contact avec eux, ces personnages misérables qui m’étaient chers. D’accompagner ces « anges mineurs » de la forêt inondée, fidèles à l’idéologie de la fraternité, avant tout préoccupés de transmettre leurs enthousiasmes égalitaristes à plus misérables qu’eux : les exterminés, les peuples indiens disparus, les araignées installées en face du bidonville Manuela Aratuípe. Voilà quel était mon projet : un pur projet de fiction post-exotique et rien d’autre.
Pour de nombreux lecteurs qui n’ont pas lu alors vos premiers textes chez Denoël, Le nom des singes révèle fortement la mythographie sur laquelle vous vous appuyez. En marge du monde capitaliste et de la révolution égalitaire, le mythe apparaît aussi comme le lieu premier de l’inégalité, de la marginalisation.
À mon avis, on pourrait déceler dans Le nom des singes plusieurs niveaux de mythes. Il faudrait réfléchir de près à la question, et dans un autre cadre que celui d’un simple entretien. Si je me rappelle bien, j’ai fait appel dans le texte, à plusieurs reprises, à la Cobra Grande « qui est Mère-de-toutes-les-eaux ». On est là dans un mythe fondateur repérable. Il y a aussi, développée ici de façon exagérée et mythique, la « forêt vierge », qui, particulièrement par l’intermédiaire de romans et de films d’aventures, appartient à notre imaginaire collectif. Et, bien sûr, il y a les mythes politiques, les utopies qui illuminent les ombres mentales de mes personnages. Vous savez, je m’appuie sur des images et des intuitions, et non sur un fonds savant, bien organisé dans ma conscience ou ma mémoire. C’est pourquoi je peine à vous suivre sur ce terrain théorique : il ne m’est pas totalement inconnu, certes, au départ, mais il ne joue dans mon travail qu’un rôle d’arrière-plan, peu sollicité, peu présent et peu actif. Plutôt que d’un fonds savant, il conviendrait de parler pour moi d’un fonds onirique qui fonctionne comme une bibliothèque de référence. Je vais vous donner un exemple : je ne me rappelle en ce moment à peu près rien des lectures que j’ai pu faire sur les mythes (indiens ou autres), mais j’ai, très immédiatement présente à la mémoire, une image de rêve où je marche à côté d’une barque en attendant le surgissement d’un monstre aquatique : c’est l’aube, on est sur un lac immense entouré de selve. Vous vous en doutez bien, cette image intime de rêve est beaucoup plus efficace pour l’écriture qu’une synthèse savante sur les mythes guaranis ou araés.
Vous êtes fascinés par les langues, par les pouvoirs magiques des mots. Les noms de vos personnages semblent cryptés. Comment les choisissez-vous ?
Disons que je les fabrique avec soin. Un de mes premiers soucis est de créer des noms de personnages qui répondent à des critères esthétiques, avec une musicalité satisfaisante pour moi. C’est donc très personnel, il y entre aussi une part d’attachement auteur-personnage. Lorsque j’habite un personnage pendant le long temps d’un voyage de fiction, je dois me « sentir bien » dans son nom. Schlumm, Breughel, Dondog, Ingrid, Maria Gabriela et les nombreuses « Marias » du post-exotisme, Murgrave, Golpiez, etc, sont des exemples de ces noms avec lesquels je peux voyager longtemps et indéfiniment. La liste ici est loin d’être complète.
Un autre de mes soucis est de déplacer les noms de mes personnages dans un monde internationaliste où la référence nationale, ethnique, et évidemment chauvine, a depuis longtemps été effacée. Les surnarrateurs post-exotiques écrivent, rêvent et communiquent dans une langue indéterminée qui arrive aux livres sous une forme traduite : francophone, oui, mais sans être alourdie par le background culturel francophone. Débarrassée de ce background culturel spécifique, français, en même temps que de tout background lié à une langue déterminée. Je tiens à cela, nous tenons tous à cela, pour des raisons esthétiques et idéologiques. L’association d’un prénom et d’un nom qui appartiennent à des régions culturelles ou géographiques différentes est, ainsi, un petit acte de militantisme internationaliste : Sarah Kwong, Rim Scheidmann, Erdogan Mayayo, Dondog Balbaïan… Je prends au hasard, il y aurait plus de cent autres exemples.
Plus généralement, les choix sont dictés par le contexte, avec une exigence de musicalité. Souvent je travaille sur des annuaires, sur des dictionnaires de noms, mais surtout pour modifier et inventer sans commettre de trop graves bourdes linguistiques. Dans certains cas, il est exact que les noms contiennent des éléments « cryptés » ; je laisse cela en pâture aux chercheurs qui aiment jouer avec les détails. Un sens supplémentaire est alors donné à un personnage, son nom n’a pas été choisi au hasard. Il n’est pas du tout indispensable à la bonne perception du personnage, de son caractère, de sa fonction dans l’anecdote. Mais c’est un petit « plus », satisfaisant pour l’esprit. Ingrid Vogel est un oiseau : là, le cryptage est élémentaire. Deuxième exemple : Fabian Golpiez appartient à la tribu imaginaire des Jucapiras ; or, en tupi, jucapira signifie « l’assassiné » ; là, le cryptage est total : nul (à l’exception d’un lecteur tupi) ne peut le déceler, ni même le soupçonner. Ici et là ont été enfouis des secrets de ce genre. Petits secrets entre surnarrateurs complices, mais, en aucun cas, « clés » nécessaires à la lecture.
Le port intérieur va ouvrir sur la Chine. Quelle place occupe-t-elle dans votre monde ? Vous en avez une connaissance précise, vous en étudiez la langue et la culture. Dans vos scénarios personnels vous rêvez même d’y terminer votre existence. Est-ce une concession exotique dans cet univers post-exotique ?
Le premier objet acheté avec mes économies de petit garçon (j’avais douze ou treize ans, en ces temps l’argent de poche était rare) a été une pipe à opium chinoise. Je ne l’ai jamais mise en service, rassurez-vous. On aurait pu être au tout début d’une longue aventure, mais s’est d’abord ouverte dans ma vie ce qu’on pourrait appeler une vaste page russe. Cette page a été parcourue, et elle s’est à peu près refermée aujourd’hui. La page chinoise, elle, est en cours de lecture, si l’on peut dire. L’apprentissage de la langue chinoise nécessite une vie entière. J’ai commencé tard, trop tard, sans disposer du temps nécessaire, sans méthode, sans professeur. Autant dire que j’aurai encore beaucoup à faire, après mon décès, pour atteindre un niveau de mandarin honorable.
La Chine occupe effectivement une grande place dans mon existence. J’ai vécu à Macau pendant deux ans, je rêve de m’y réinstaller pour un nouveau long et peut-être définitif séjour. Je retourne dans la région de Chine du Sud le plus souvent possible. C’est un endroit où je me sens parfaitement étranger et parfaitement à l’aise, et, pour résumer, parfaitement à ma place. J’y suis en contact avec des atmosphères, des sensations, des paysages urbains, des paysages humains qui m’apportent une paix très simple, un bonheur d’être que je n’ai trouvé nulle par ailleurs. Je suis aussi plus proche, là-bas, de domaines culturels chinois qui me charment et dont je découvre sans cesse de nouvelles richesses : l’opéra de Canton, les religions populaires, l’architecture, la porcelaine, etc. Et puis, la rue chinoise est la rue que j’aime, les visages chinois sont les visages que j’aime.
Tous ces éléments ont des échos dans mes livres depuis une dizaine d’années. Je crois qu’on pourrait parler de concession exotique s’ils servaient de prétexte à des ouvrages spécifiques. Ce n’est pas le cas, du moins jusqu’à présent. Macau est un décor très présent dans Le Port intérieur, mais pas plus que Lisbonne dans Lisbonne, dernière marge.
Un seul ouvrage correspond à ce que vous soupçonnez être une « concession exotique à l’univers post-exotique ». C’est un petit livre accompagnant une exposition du photographe portugais Paolo Nozolino, des photos très fortes et très sombres sur Macau avant la rétrocession à la Chine Populaire. Le livre-catalogue a pour titre Fim (La fin). Concession ou pas, je suis fier du résultat, et content d’avoir collaboré avec un photographe de grand talent, dans une initiative où nos deux visions se rejoignaient.
On retrouve Breughel, le protagoniste du Port intérieur, dans Nuit blanche en Balkhyrie.
Je vous arrête tout de suite. On retrouve un personnage qui porte le même nom de famille. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Comme je l’expliquais tout à l’heure, Breughel est de ces noms qui me permettent d’entrer facilement dans le personnage, de faire corps avec le narrateur. C’est un nom que j’ai utilisé dans les poèmes en prose parus dans Les Cahiers du Schibboleth, il y a longtemps. Il se trouvait alors décliné avec divers prénoms : Iohann Breughel, Istvan Breughel, Andreas Breughel, etc. Je vous renvoie là à une petite énumération et à une réflexion qui apparaissent dans Dondog. C’est à propos de Schlumm : il y a de nombreux Schlumm. « Avec tous ces Schlumm quelque part inscrits dans la nuit, il n’y a pas de risque que la nuit soit close », dit Dondog.
Pour Breughel, on est dans un système comparable. Le Breughel de Nuit blanche en Balkhyrie et le Breughel du Port intérieur sont proches, en ce sens qu’ils sont chacun narrateur principal d’un roman, mais ils ont des caractères différents, un devenir différent, un destin différent, et, évidemment, ils sont « portés » par des surnarrateurs différents.
Par rapport au Port intérieur, Nuit blanche en Balkhyrie peut être pris comme une variation. Les mondes et les implications, les atmosphères, les personnages n’ont rien de commun d’un roman à l’autre, mais tout se passe comme si, dans les deux livres, les surnarrateurs s’étaient mis d’accord pour respecter quelques contraintes et, à partir de là, développer une fiction où ils seraient absolument libres. Quelles contraintes ? Pour dire vite : écrire une histoire d’amour désespérée, confier le rôle du narrateur à un personnage nommé Breughel, placer la femme aimée dans un décor psychiatrique, faire intervenir un certain Kotter, hostile à Breughel. En dehors de ces éléments minimes, il n’y a pas, il n’y a plus de terrain commun entre les deux livres. Sinon des images subliminales, des coïncidences idéologiques et oniriques, des allusions à l’univers commun post-exotique.
À propos de ce roman j’aimerais que nous abordions la théâtralité propre à ce livre où Breughel imagine pour ses marionnettes de chiffon un « Opéra balkhyr ». Je crois que vous avez été fasciné par l’Opéra chinois et que ce livre en porte la marque. Qu’y avez-vous trouvé comme ressources pour votre écriture ?
Il est vrai que j’ai oublié l’opéra, quand j’ai parlé des éléments communs aux deux livres. Une part importante faite à l’opéra : dans Le Port intérieur, il s’agit de l’opéra de Canton (qui m’est beaucoup plus familier que l’opéra de Pékin, et qui est partie intégrante de mes références culturelles personnelles) ; dans Nuit blanche en Balkhyrie, il s’agit de l’opéra occidental. J’ai placé du chant et des percussions dans Nuit blanche en Balkhyrie, mais surtout, et en bonne place, un livret d’opéra. Il reprend l’action principale et il la « représente » avec des effets oniriques, scéniques et lyriques qu’un texte normal ne m’aurait pas permis d’introduire. Et durant le temps du livre, qui d’ailleurs s’efforce d’obéir aux règles strictes du théâtre classique (unité de temps, puisque quoiqu’il arrive le temps est arrêté ; unité de lieu, puisque le décor ne varie pas, même si on se déplace parfois de quelques dizaines de mètres hors des ruines de l’hôpital psychiatrique ; et unité d’action – même si cette notion est un peu élastique), la présence du théâtre est constante.
Théâtre, le fait que Breughel parle devant des personnages de chiffon, les anime, se mêle à eux ; théâtre, les proclamations et tirades du bureau de propagande dont Breughel est un des principaux activistes, sinon le seul ; théâtre, les relations entre le tyran Balkhyr Kirghyl et sa bien-aimée Zoubardja ; théâtre, les monologues, dialogues, moments d’immobilité ; théâtre, les relations des personnages (qu’ils soient ou non des marionnettes animées) avec le monde extérieur… Je suis loin d’avoir évoqué tous les aspects de la théâtralité de ce livre, et, d’ailleurs, ce n’est pas mon rôle de me livrer à un commentaire critique, scientifique, sur un de mes ouvrages. Simplement, je crois que ce roman, avec Le nom des singes, est le plus « théâtral », effectivement, de tous mes ouvrages. Il n’est peut-être pas vain de souligner ici qu’outre des techniques de représentation proprement théâtrales de l’action, on trouve dans ces deux livres, évoquées au premier plan et soulignant le caractère non spécifiquement « belle prose » du texte, des techniques liées à la présentation d’images : dans Le nom des singes, des diapositives sont projetées et commentées (la « diapothérapie » du psychiatre insane Gonçalves) ; dans Nuit blanche en Balkhyrie, ce sont des films. Toute ma tendresse va aux séances du « Cinéma aux Armées », qui certes se déroulent dans l’obscurité, sans écran et avec des bobines de film imaginaires ou détruites, mais tout de même… Un peu comme si, outre le théâtre, étaient indispensables des compléments non livresques : des images fixes ou animées.
Il est possible que mon contact avec le théâtre-opéra chinois, lors de mon séjour prolongé en Chine du Sud, ait joué un rôle dans ma sensibilité, mais le rapport entre le texte prononcé (murmuré ou hurlé, ou chanté, ou scandé) et la narration (ou une représentation de la narration) ne date pas d’hier, chez moi. Sans établir une filiation, ce qui serait grotesque, il me semble que certaines techniques narratives, certains dispositifs post-exotiques ont à voir avec le théâtre brechtien. Et aussi une rigueur dans l’analyse du monde et de ses valeurs, une rigueur qu’on va dire marxisante. Je crois que le théâtre de Brecht, avec ses effets de distance, la vigilance idéologique qu’il encourage et exige, a eu plus d’influence sur moi que le théâtre-opéra chinois, en tout cas au moment où je travaillais sur Nuit blanche en Balkhyrie.
La publication du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze renoue, après Lisbonne avec la ligne « anthologique » de votre littérature. On peut le lire comme un « art poétique », beaucoup y ont vu la clef de votre écriture.
Cette onzième leçon, correspondant à un onzième ouvrage, laisse entendre tout d’abord que dix « leçons » de post-exotisme l’ont précédée. Ce n’est donc pas un ouvrage à part. On y trouve néanmoins, exposées dans la fiction, entrecroisées avec elle, des explications qui éclairent l’ensemble de l’édifice romanesque post-exotique. C’est surtout pour moi l’occasion de faire apparaître les surnarrateurs, ceux qui « disent » les livres post-exotiques, qui les murmurent, qui les modifient, qui se les transmettent, qui les rêvent, tous ces hommes et ces femmes qui se situent en amont de toutes les fictions, et dont je me propose d’être seulement un « porte-parole ». Je les fais apparaître dans leur milieu d’existence naturel : la prison, l’isolement en cellules individuelles, l’éloignement du monde, la privation sensorielle. J’explique leur solitude, leur folie, leurs pratiques oniriques, murmurantes, chamaniques. Je réaffirme leur fidélité obsessionnelle aux utopies révolutionnaires, leur idéologie radicale, fraternitaire, libertaire, égalitaire. En posant cela dans les images d’une fiction, qui devient une fiction de référence, je rends plus compréhensible ce qui fonde la parole post-exotique, et surtout son obstination livre après livre. Tout l’édifice romanesque post-exotique est fabriqué, conçu et dit par ces hommes et ces femmes enfermés hors du monde jusqu’à leur mort, alors qu’avant l’enfermement ils essayaient de transformer radicalement le monde.
Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze est d’abord une étape dans la construction du vaste édifice romanesque dont, théoriquement, seule une fraction est appelée à apparaître au grand jour sous ma signature. Mais c’est aussi une réflexion sur l’écriture et une réflexion esthétique sur les dix ouvrages qui ont précédé. Et, plus qu’un « art poétique », j’y vois une affirmation de rupture avec les arts poétiques officiels, une affirmation de liberté dans la création collective et individuelle. Avec ce petit livre, mon ambition n’était pas de proclamer une nouvelle voie avant-gardiste. Je désirais simplement débroussailler un territoire commode dans lequel nous pourrions plus confortablement encore nous retrouver. Nous, c’est-à-dire : les auteurs post-exotiques, leurs lecteurs, leurs lectrices et moi-même. Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze n’est pas un essai. C’est une fiction et c’est aussi un lieu, un lieu collectif, un refuge destiné à notre plaisir intellectuel et à notre rencontre.
Des anges mineurs, surprend à nouveau le lecteur avec un livre qui pose un portrait de l’artiste en chamane et que Dondog poursuivra ensuite.
Dans Des anges mineurs puis dans Dondog, le chamanisme est souvent mis en scène. Les vieilles grands-mères qui fusillent Will Scheidmann, leur petit-fils traître à l’égalitarisme, sont presque toutes des chamanes. On est témoin d’une cérémonie de procréation chamanique, dans la maison de retraite où les vieilles sont enfermées, d’une scène de naissance chamanique, racontée avec horreur par le « nouveau-né » Will Scheidmann ; il y a plusieurs voyages chamaniques à plusieurs moments du livre. Dans Dondog, le personnage principal dit de lui-même qu’il est un très mauvais chamane, et quelques pages sont consacrées à une invocation aux esprits, des esprits auxquels nul ne croit, je le souligne au passage. Le contexte géographique est lui aussi chamanique, il renvoie souvent à la Sibérie, aux steppes et aux étendues désertiques de Mongolie.
Mais on pourrait relever aussi des pratiques chamaniques utilisées comme techniques de fiction dans les livres qui ont précédé. Je ne peux pas en donner ici un aperçu exhaustif. Des enfers fabuleux est fondé sur un emboîtement de voyages, de transferts et de rêves chamaniques. Le nom des singes compte parmi ses personnages essentiels un « psychiatre-chamane ». Lorsqu’il est fait référence au tantrisme tibétain et au Bardo Thödol dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, c’est bien entendu dans leurs aspects les moins bouddhistes. À ce propos, deux mots sur le bouddhisme tel qu’il est frôlé ou évoqué dans les textes post-exotiques. Les pratiques mentales ou rituelles qu’on aborde dans ces textes s’inspirent en priorité des pratiques magiques antérieures au bouddhisme, qui ont persisté à l’intérieur du bouddhisme mais, au fond, lui restent étrangères. Les surnarrateurs du post-exotisme sont des matérialistes acharnés et ce qu’ils « récupèrent » du bouddhisme n’a guère à voir avec la spiritualité bouddhiste. C’est la dimension poétique et les techniques de fiction qui les intéressent au premier chef. Et même chose pour le chamanisme : leur approche ne s’encombre d’aucune croyance.
Loin de moi le projet d’explorer ou d’approcher ce que j’appellerais « le chamanisme des ethnologues ». Je n’ai pour cela ni les connaissances, ni les moyens nécessaires. Néanmoins, il me semble que je vais avec mes personnages dans une direction « naturellement » chamanique : ensemble nous dérivons d’un monde à l’autre, sans respecter la frontière entre vivants et morts, humains et Untermenschen, imaginaire et mémoire, passé et présent. Nous accomplissons ces voyages sans difficulté, dans une « transe » qui, pour moi, est terriblement aisée à atteindre au moyen de l’écriture. Les chamanes dans le post-exotisme peuvent avoir le statut spécial d’intermédiaire entre les mondes d’en haut et d’en bas, d’ici et d’ailleurs, mais, plus généralement, tous ceux qui prennent la parole ont le pouvoir, par la parole (qu’il s’agisse d’une parole murmurée dans la solitude, hurlée pendant l’interrogatoire, ou intériorisée), de glisser d’un monde à l’autre. Sans parler du fait que la plupart de mes livres se situent dans un espace non-espace, fort proche du Bardo d’après le décès tel que le décrivent les Tibétains, où les catégories sont flottantes, les contraires annulés, je crois que j’attribue spontanément à la parole un pouvoir magique, de transformation et de voyage. D’un monde à l’autre et d’un être à l’autre.
Une des définitions du chamanisme, quand on a écarté le dispositif propre à l’ethnologie (les tambours, les peaux d’animaux, les sonnailles, qui d’ailleurs sont très présents autour de mes personnages-chamanes), c’est la recherche d’un « état de conscience altérée ». Je crois que mes personnages atteignent immédiatement cet état grâce à la parole, et que, pour ce qui me concerne, j’atteins immédiatement cet état grâce à l’écriture. Pas besoin de substances particulières ou d’alcool !
On observe dans Des anges mineurs une architecture particulière, une division en narrats, des contraintes narratives. Quel statut les contraintes ont-elles dans votre écriture ?
Des anges mineurs est un « recueil de narrats ». Il est organisé d’une façon qui ne présente aucun obstacle à la lecture : on peut lire ce livre sans obstacle, en commençant par la première page et en terminant par la dernière, ce qui semble normal et rassure tout le monde. Mais, en même temps, il est constitué de 49 narrats, des « photographies en prose » qui se répondent, deux par deux : le narrat 1 et le narrat 49 (le début et la fin) ont une dimension et des thèmes comparables, le narrat 2 et le narrat 48 renvoient au même auteur misérable, Fred Zenfl, etc. Au centre de cette construction en miroir se place le vingt-cinquième narrat, un assez long texte où Will Scheidmann relate sa terrifiante naissance et son existence tragique et ratée de sauveur du monde. On comprend qu’une telle construction respecte certaines contraintes : dimension des textes, contraintes thématiques, choix des atmosphères. Mais, de même que dans une construction musicale, la technique se situe à l’arrière de l’objet, n’étant mise en œuvre que dans le but de procurer à l’auditeur un plaisir d’écoute, ici je ne fais pas de ces contraintes la raison d’être du livre. Des anges mineurs n’a rien à voir avec un exercice d’acrobatie littéraire : c’est pour moi et, je l’espère, pour mes lecteurs et mes lectrices, un objet d’art destiné à enrichir celui qui le visite ; à l’enrichir en images, en émotions, en réflexions et en rêves.
Dans Dondog, le plus « linéaire » de vos romans, la mémoire est à nouveau au centre du livre. Dondog, face au nettoyage ethnique dont les siens ont été la victime, dit une phrase sur laquelle j’aimerais que vous reveniez : « J’en parlerai quand je l’aurai totalement oublié, pas avant… »
C’est exactement cela, oui. Pour Schlumm, pour Dondog et pour nombre des narrateurs des romans post-exotiques, faire fonctionner sa mémoire est à l’origine de toutes les souffrances. Dondog a vécu toute sa vie dans les camps, amnésique, dans un présent perpétuel qui lui permet de nier la douleur qui a précédé. Il peut ainsi supporter d’avoir survécu l’extermination de ses proches et de son peuple. Dans d’autres romans, il faut prendre la parole et raconter des histoires pour égarer l’ennemi, pour ne pas reconnaître devant l’ennemi ce qu’on a réellement traversé, pour ne pas « donner » les noms de ceux et celles qu’on a connus dans l’action clandestine, pour ne livrer aucun renseignement, pour ne rien avouer, mais ici, dans le cas de Dondog, il s’agit de mettre en paroles des fictions, des féeries, afin d’éviter le contact intime avec le noyau insupportable du souvenir. C’est à lui-même que Dondog ne veut rien avouer, même si sa seule culpabilité est de ne pas avoir été assassiné avec les autres. En même temps, Dondog, fasciné par la possibilité de résurgence de sa douleur, joue avec sa mémoire. Il s’approche des souvenirs terribles, il erre à proximité dans les histoires qu’il invente, il les frôle. Seulement, il y a un moment dans l’évocation où la féerie n’est plus possible, ou le jeu devient trop atroce. Alors, Dondog se tait. Les massacres ethniques ne peuvent pas être décrits, la mort de Schlumm ou celle des proches de Dondog ne peuvent pas être mis en images. On ne peut pas accepter le principe du détachement artistique, on ne peut pas admettre de chercher des effets politiques en présence des charniers. Dondog est cohérent avec lui-même, et là, sa parole s’arrête. Et il le dit : « C’est tout pour la féerie. »
Dondog n’est absolument pas à la recherche du temps perdu. Il souhaite se venger et, comme il ne se rappelle plus qui lui a nui au cours de sa vie, il se raccroche à quelques noms surgis de son passé. Cela lui suffit pour composer des histoires. Il puise dans notre mémoire collective du XXe siècle et dans la mémoire imaginée de ses proches, et aussi dans la mémoire de personnages qu’il invente et qui lui permettent d’insérer dans sa fiction de fausses images autobiographiques. On est très, très loin d’une recherche sacralisée, d’une attitude respectueuse envers la mémoire, et cette absence de scrupules en face du mensonge est typique du narrateur post-exotique. D’un autre côté, dans la mesure où la pâte narrative que manipule Dondog est très imprégnée de toutes les barbaries dont les humains ont été capables au XXe siècle, on est éloigné aussi du cadre purement ludique des littératures de l’imaginaire.
Cette mémoire passe par la bouche, le murmure. Vous écrivez « sa mémoire avait besoin de sa bouche pour fonctionner ».
Beaucoup de romans post-exotiques sont murmurés plutôt qu’écrits. J’ai expliqué ailleurs (dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze) que les prisonniers politiques qui inventent ces histoires et ces images les transmettent de cellule en cellule en les scandant, en les chuchotant, parfois en les criant. L’ensemble des livres que j’ai signés, et dont je répète que je suis ici le porte-parole, obéit à ce système de production, qui fait lui-même partie de la fiction post-exotique. Très souvent, dans ces livres, il est question d’auditeurs plutôt que de lecteurs. Ou d’interprètes, car les livres sont dits, mais aussi répétés, repris par d’autres voix, avec des ajouts et des variantes. Cela donne à la prose un caractère particulier, non seulement dans son rythme, mais surtout dans son organisation.
Dondog est ainsi une sorte de long monologue. Un monologue intériorisé, mental, si j’ose dire, mais qui aussi prend le chemin de la voix : un monologue concrètement voisé. à tout moment, Dondog sait qu’il tient un discours, même lorsqu’il ne dit rien. Il est par conséquent normal que les personnages de Dondog, et Dondog lui-même, soient attentifs à leur bouche, à leur souffle, à la fatigue de leurs cordes vocales, à la qualité plus ou moins sonore ou teinte de leur voix, etc.
Mais il y a aussi, au moyen de la parole, cette possibilité à la fois de déclencher la mécanique de la mémoire et de mentir sur ses souvenirs, avec la conscience qu’on est écouté. De plus, en formulant des phrases, on peut mentir involontairement à sa mémoire. Parler est pour Dondog (et pour beaucoup d’autres personnages, sans doute pour moi aussi), un moyen de dévoyer le souvenir, ou plutôt de l’étouffer, de l’envelopper de mots qui le transforment en un objet inoffensif, en une petite chose sonore et dérisoire qui ne blesse plus.
La mémoire de Dondog a besoin de la bouche de Dondog pour fonctionner, mais, en même temps, c’est la bouche de Dondog qui la domine et qui la fait taire. En mettant vers l’extérieur des fragments qu’il prétend autobiographiques, Dondog amnésique ne se livre pas à une exploration sincère de ses propres restes intellectuels. Il engage au contraire une action destinée à écraser, à effacer les fragments de souvenirs réels qui émergeaient encore à la surface de la mémoire. DansDondog beaucoup de choses sont mises en évidence, mais, sur ce plan-là, on voit la négation du rôle libérateur de la parole. C’est peut-être parce que Dondog est un très mauvais chamane, un vivant maladroit, un mort pas très doué.
La parole sort de lui mais ne l’aide pas. En cela, il n’est guère différent d’autres personnages mis en scène par d’autres surnarrateurs. Breughel, par exemple. Je rappelle le début du Port intérieur : « La bouche tremble. On voudrait ne plus parler. (…) S’exprimer n’aide pas à vivre. On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent. »
Dondog a lieu entre la « vie » et la « mort » en cet espace que décrit Le Livre des morts tibétains.
Le Livre des morts tibétains, ou Bardo Thödol, est un des ouvrages de référence qui vibrent derrière de nombreux livres que j’ai signés. J’en ai déjà parlé tout à l’heure à propos du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, et à propos du chamanisme. C’est un texte splendide, à plusieurs niveaux superposés. Je l’aime pour sa poésie, pour ses images et pour l’étrangeté de sa construction qui mêle instructions pour la lecture, texte, commentaires et notes sur les commentaires. Le contenu est à la mesure de la forme. Il pose comme principe que l’on va parler au mort pendant des semaines, pendant qu’il erre dans le bardo, pour le remettre sur le droit chemin et l’exhorter à ne pas renaître. C’est formidablement prenant, et tout est en jeu : la mort, la survie, la magie du verbe, l’existence. Quand on mélange cela aux errances de mes personnages extrémistes ou nihilistes, on obtient des situations romanesques passionnantes.
Le Bardo Thödol, en tant que texte sacré, n’est guère présent dans Dondog. Simplement, je fais allusion à des moines que Dondog aurait côtoyés dans un camp de travail, et qui lui auraient enseigné le BA-BA du Livre : après le décès, il disposera d’un peu de temps, et il retrouvera une mémoire intacte, très nette. Cette perspective convient à Dondog. Il s’empare de cet enseignement minimum pour attendre tranquillement la libération par la mort, avec l’idée qu’après son décès, il pourra enfin donner un sens à son existence, retrouver les responsables du malheur et les châtier. C’est une interprétation libre, tout à fait personnelle, du Bardo Thödol. Elle se superpose à d’autres croyances et à d’autres scepticismes athées de Dondog.
Comme vous n’avez pas l’air encore totalement endormi, je voudrais ajouter quelques mots sur la notion de bardo. Dans les religions asiatiques et dans le chamanisme, il est question d’un monde flottant, intermédiaire, auquel on accède par la transe chamanique, la méditation, et surtout pendant et après l’agonie. J’ai déjà abordé le sujet aujourd’hui et je vais revenir dessus pour insister sur le fait que j’utilise dans mes livres une compréhension du phénomène qui est, je suppose, parfaitement hérétique. Le bardo, tel qu’on le rencontre dans de nombreux textes post-exotiques, est un espace noir où les contraires sont abolis, c’est-à-dire où vie et mort s’équivalent, présent et passé, imaginaire et réel, etc. Les frontières s’annulent entre Tu et Je, entre auteur et personnage, auteur et lecteur ou lectrice. Il est évident que c’est richissime pour un romancier. Pour le monde romanesque en général, mais, bien entendu, pour tous les narrateurs post-exotiques, la plupart du temps placés dans une situation de transe ou d’agonie, ou de rêve éveillé. Les écrivains et les conteurs que je mets en scène ne se privent donc pas de se rendre dans l’espace noir pour organiser leurs petits romans. Je ne reprends guère le terme de transe, en revanche, je parle volontiers de « voyage ». On pourrait aussi parler de plongée, une plongée qui se déroule de la première à la dernière page et que lecteur et lectrice peuvent accompagner, puisqu’elle est balisée par la prose et les images.
Admettre l’existence du monde intermédiaire, avec ses logiques souples, ses déplacements magiques, ses glissements d’un lieu à l’autre, n’est pas nécessaire pour lire Dondog. Mais accepter de voyager intuitivement est une bonne manière d’aborder le livre. À partir du moment où on comprend que dans le post-exotisme mourir ne signifie rien, qu’après la mort on continue à parler et à agir comme si aucune frontière n’avait été franchie, et aussi qu’on peut mourir plusieurs fois de différentes manières, à partir du moment où on admet cela comme une logique, on peut très facilement voyager dans mes livres.
Je voudrais, en conclusion, revenir sur la question de l’écrivain en régime post-exotique. Vos personnages, et Dondog est dans cette ligne, radicalisent depuis le début de votre œuvre la notion d’écrivain et de littérature, vers un silence, une parole qui va se taire.
C’est amusant que vous utilisiez l’expression « régime post-exotique », parce qu’elle me fait penser immédiatement à des expressions liées au milieu carcéral : « strogiï rejim », par exemple, « régime sévère », une mention qui accompagnait les condamnations à la prison et au camp.
Donc les écrivains en régime post-exotique. Ils sont nombreux. Tout d’abord, ceux qui sont mis en scène en tant que tels, comme Fred Zenfl dans Des Anges mineurs ou Lutz Bassmann dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, toujours dans un état de grande détresse physique et mentale, et sociale, et, j’oserais dire, dans un état de profonde détresse littéraire : sans lecteurs, sans auditeurs autres que quelques insectes ou quelques fantômes qui ne surgissent que parce qu’ils les évoquent. Dans Dondog, on voit le personnage de Dondog, dans le camp où il s’auto-proclame responsable de l’animation culturelle, essayer d’exister littérairement dans un univers qui nie son existence : il organise des séances théâtrales sans public, en se substituant à tous les comédiens absents ; il glisse ses œuvres (quelques pages de papier journal) au milieu des classiques de la littérature, dans la bibliothèque du camp, mais personne jamais ne les emprunte. On pourrait discourir à partir de là sur le statut lamentable, pathétique, de l’écrivain post-exotique : il propose une parole et des images qu’il ne peut transmettre selon les techniques éditoriales habituelles, il invente des mondes, mais personne ne lui accorde d’attention, personne ne l’écoute. Son murmure, né dans le système carcéral, n’atteint aucun public. Même ses pairs (d’autres narrateurs, dans le corps de chaque livre pris individuellement, ou d’autres surnarrateurs, si on prend en compte l’édifice post-exotique dans son entier) éprouvent des difficultés pour l’entendre, enfermés qu’ils sont dans leur propre malheur carcéral, assourdis par leur propre naufrage. Il est souvent contraint, cet écrivain post-exotique de base, à inventer un « lectorat » que, par humilité, il associe à la propre perception qu’il a de lui-même : sous-homme, Untermensch, animal petit et négligeable.
L’écrivain post-exotique, dans de telles conditions de création de son discours, a tendance à survivre grâce à l’auto-dénigrement et à l’humour des camps, et à un processus mental au cours duquel tous les systèmes de référence tendent vers zéro, sans que soient rabaissées ni remises en cause les valeurs qui les fondent. Je veux dire que tout est vécu dans un paradoxe : continuer à discourir depuis un point où tout discours est inutile et ridicule, en attribuant à la parole à la fois une très grande puissance (de propagande, d’agitation, de transfert dans des fictions habitables, d’évasion, de transformation du passé et du présent, etc.) et une fonction obscure et méprisable, clownesque la plupart du temps.
Voilà pourquoi, avec tant d’emphase, les écrivains post-exotiques parlent et parlent de la fin de leur parole. Je construis avec eux un édifice à la fois désespéré et humoristique. Je murmure ou gémis sans cesse en leur compagnie, je porte leur parole du mieux que je peux. Et ensemble, c’est vrai, nous nous dirigeons vers le silence, vers la phrase sur quoi se refermeront en même temps notre dernier livre et l’édifice romanesque post-exotique : « Je me tais ». Voilà notre programme.
Nous reprenons cet échange après le colloque d’Aix qui vous a été consacré. Vous pensiez d’abord ne pas assister aux communications, mais en fin de compte vous les avez écoutées installé silencieusement au fond de la salle. Ce n’est pas seulement votre discrétion qui vous interdisait cette présence, y a t-il angoisse à se voir analysé, autopsié, comme vos personnages ?
Quel a été votre sentiment général ? Question que l’on peut décliner de plusieurs façons ? L’approche critique répond-elle, même amicalement, à une forme de prédation ? À un enfermement dans des problématiques ou des concepts étrangers ?
Justement, peut-on imaginer une critique post-exotique ? Vous n’en avez jamais rien dit alors que vous avez imaginé une « poétique », une « génétique » et une histoire littéraire. Dans l’atmosphère de déshérence critique (ce qui est aussi le terrain de réussites géniales) qui enveloppe l’approche littéraire aujourd’hui, cette question peut se poser.