Le Journal du dimanche, 25 janvier 2006, par Adeline Fleury
« Dans les ateliers d’artistes d’Aubervilliers »
Un homme portant un chapeau fait les cent pas le long du bassin de la Villette. C’est Didier Daeninckx, l’écrivain. Parce qu’il est en avance, il en profite pour s’imprégner de l’atmosphère brumeuse du canal de l’Ourcq. Aujourd’hui, ça fait très chic d’aller grignoter sur le pouce à la cafétéria du MK2, quai de Seine (19e), près de la rotonde de Stalingrad, et de prendre le bateau pour se faire une toile au cinéma jumeau du quai de la Loire. Mais ici, le passé industriel n’est pas enfoui. Et Daeninckx est à l’affût. Tous les dimanches, le romancier puise sa noire inspiration dans le bitume du Paris de la Villette et de sa petite couronne rouge. « Le dimanche, je prends mes jambes ou mon vélo, et je pars à la rencontre des lieux authentiques. » Il devine des histoires, il fouine, cherche des strates qui pourraient encore témoigner du passé. L’auteur bosse en appliquant cette règle : « L’or romanesque est partout » Et, surtout, là où on s’y attend le moins.
« Je m’inscris dans une démarche de compréhension de ce qu’est la ville. Je cherche à comprendre comment l’ancien résiste encore dans ces quartiers en transformation. Le bassin de la Villette a été un coin totalement délaissé pendant vingt ans, aujourd’hui il entame sa reconquête urbaine, sans renier pour autant son passé. » À la différence des coins plus centraux de la capitale. « Je ne supporte plus le Marais. Il y a un décalage énorme entre la population qui s’est emparée de ce quartier et les gens qui dorment dans la rue. La Marais a été annexé par le fric et les vrais gens l’ont quitté depuis trop longtemps. Dans le centre de Paris, le passé est mort. » On comprend le constat un peu violent de celui qui a connu les abattoirs de la Villette – j’ai bossé à la banque des abattoirs, où tout se payait en liquide » –, et qui fut « arpète », jeune apprenti dans une imprimerie de la rue de l’Aqueduc, dans le 10e, près de la place de Stalingrad. « Je connais le coin comme ma poche. »
Daeninckx consent à nous dévoiler quelques endroits secrets, découverts grâce à sa clé de postier. « Malheureusement, elle n’ouvre plus beaucoup de portes… » Un tout petit cimetière juif au milieu de l’avenue de Flandre. « Il faut entrer dans un immeuble moderne, prendre une sortie de service et c’est là. Les sépultures datent du Moyen Âge. À cette époque, on n’enterrait pas les Juifs dans Paris, mais il y avait un équarrisseur de chevaux qui acceptait en sous-main de la faire. Et voilà, il y a une dizaine de tombes encore entretenues par le Consistoire de Paris. » Une ancienne guinguette, le Tourbillon, où Piaf et Chevalier venaient pousser la chansonnette, et un « vieux cinoche », le Rialto, pour la survie duquel Daeninckx s’est battu pendant des années. L’écrivain a aussi ses habitudes du côté de l’Ile-Saint-Denis (93). « Il y avait une usine de sous-marins. J’ai trouvé des photos de 1905 où l’on voit des sous-marins partir du 93 pour Le Havre ! »
Le dimanche est d’ailleurs associé à sa Seine-Saint-Denis, « sa banlieue ». Là où il a vu le jour en 1949. « Je suis né à Saint-Denis, j’y ai habité cinq ans, et le reste de ma vie, à Aubervilliers. J’y ai ma famille, mes amis, mes commerçants. » Et le dimanche, après avoir défriché son petit jardin et entretenu ses rosiers, il fait le tour des ateliers du coin. « Quand on vient de la mairie d’Aubervilliers et que l’on monte sur les Quatre-Chemins, il faut dépasser la cité Lénine et là, vous tombez sur l’Usine Liquide, l’atelier de René Struci, anarchiste chrétien qui réalise des crucifixions géantes à partir de déchets. » Souvent, l’auteur et le sculpteur boivent un coup autour de braseros, dans l’odeur des grillades. « Une étrange communion dominicale. » Des moments de franche camaraderie, durant lesquels il raconte volontiers ses dimanches d’enfance.
« C’étaient des journées passées sur les champs de courses, car mon père était un joueur invétéré. Sur l’hippodrome du Tremblay, qui n’existe plus, à Longchamp, Vincennes. C’était fabuleux, surtout en nocturne. Mon père était aussi un passionné de boxe, donc on allait le dimanche à la salle Wagram, où il y avait des combats. De même, il adorait le vélo, alors c’étaient des journées entières au vélodrome de Saint-Denis. Des dimanches de gosse qui se trimbalait tout le temps avec une bande de types. Pas commun, non ? »