Alain Lévêque

D’un pays de parole

Collection : Collection jaune

96 pages

14,70 €

978-2-86432-448-5

septembre 1929

« Qu’il peigne les tempêtes ou qu’il pêche à la mouche l’ouananiche, le plus valeureux des saumons, dans les sauts déchaînés du Saguenay, au sortir du lac Saint-Jean, je voyais Winslow Homer, le peintre américain, comme le gardien de l’évidence naturelle, du souffle qui fonde la parole.
Peut-être salue-t-il une dernière fois cette unité dans son aquarelle Les Vieux Amis.
Le guide qui touche l’arbre parle le langage oublié des grands bois. Faite de quelques gestes et de peu de mots comme en écho à l’étendue native, ne serait-ce pas, me disais-je, la langue de l’être au monde, celle que pratiquèrent dans sa splendeur les Indiens et dont les adeptes du wild ne balbutient plus que des bribes ? »

Pourquoi ce pays imaginaire ? N’eus-je pas d’emblée l’amour du terrestre au contact d’une campagne qui sortait à peine du néolithique ? Je faisais partie de l’herbe, de la pierre, des arbres, j’épousais la simplicité des animaux. Je découvrais aussi l’absence et la séparation, la ruine qui sape les vivants, l’ordre de la tuerie. Je butais sur les bases tordues de la réalité où vivre.
À cette réalité j’adhérais malgré mes dégoûts, mes refus – tout ce que j’ai pu en aimer, tout ce que j’en aime encore ! Mais une part de moi-même se révoltait. Peut-être par impuissance devant la violence de cette réalité : le temps que je sus vite irréversible (mon père ne reviendrait pas, ma grand-mère allait mourir), les affres de l’Histoire – ces injustices, ces conflits incessants – et les cruautés dont les hommes sont coutumiers. Je fus aussitôt du côté des mots. Je les reconnus pour miens, avec les images et la musique, comme des pierres, des branches, un horizon d’une autre sorte, dans un mouvement de confiance et de défense tout ensemble.
Au royaume limousin, perçu comme une terre de boucherie et de mort où le père avait succombé à l’Histoire, j’opposais une étendue vierge, un autre pays, réel et rêvé à la fois, placé sous le signe de la mère. Il allait de la côte est de l’Amérique du Nord aux montagnes Rocheuses et de la terre de Baffin aux grandes Plaines. Ce n’était pas un territoire géographique au sens strict. J’aimais en regarder les cartes, mais surtout pour lire les noms, les noms indiens, ces noms inconnus, plus suggestifs encore quand ils sonnaient en anglais : je m’engouffrais en ima-gination dans l’espace ainsi ouvert.
De ma mère je tenais les mots. Il me semble, aujourd’hui encore, que je suis né de sa voix. Peut-être parce qu’elle aimait réciter les poèmes que je devais apprendre par cœur, parlait aux bêtes ou disait une prière avant la nuit, avec le même allant qu’elle riait au soleil du matin, buvait l’air libre, mangeait des fruits à peine mûrs pour le plaisir de les cueillir à l’arbre. Je liais sa voix à un pays où parler et marcher ne formerait qu’un seul geste, non de crainte ou de haine, mais d’alliance, comme celui que le guide, dans Les Vieux Amis, adresse à l’arbre promis à la hache, en le touchant de la main.