De Tarkovski aux Pussy Riot en passant par Boulgakov, Vassili Golovanov, ou encore Paul Virilio, ce livre, qui relate une descente du fleuve Ienisseï de Krasnoïarsk à son embouchure dans l’Arctique, dresse un état des lieux alarmant de la réalité sibérienne.
Les gigantesques incendies qui ravagèrent la région en 2012, le souvenir des camps du Goulag, la réalité des centaines de camps de travail qui y subsistent, les villages abandonnés le long du fleuve, les ethnies qui survivent à peine, la démographie du pays tout entier en chute libre, la pollution colossale due aux mines de nickel de la ville-usine de Norilsk, tout cela forme un arrière-plan préoccupant à ce récit qui se veut avant tout une apologie de la lenteur, de l’humain, et de la musique qui apaise les âmes, entre un déchirant chant d’amour dolgane et une berceuse evenk à l’intérieur d’un tipi, un concert champêtre dans la petite ville d’Ienisseïsk, et un autre au milieu du fleuve, destiné aux habitants d’un village qui se pressent en canot à moteur autour du bateau pour l’écouter en famille.
La deuxième partie du livre est une évocation de la Biélorussie d’aujourd’hui, pays méconnu et souvent caricaturé, tiraillé entre la nostalgie d’une identité que l’Histoire a rendue problématique et un désir de modernité contrarié aussi bien par un régime politique autoritaire que par la présence, toujours encombrante, du « grand frère » russe.
De Krasnoïarsk, je ne savais rien, sauf qu’Andreï Makine y était né. J’avais lu aussi que la figure du grand écrivain local était occupée par Viktor Astaviev, dont très peu de livres avaient été traduits en français – uniquement, me semble-t-il, des récits pour la jeunesse, parmi lesquels le joli et un poil désuet Perdu dans la taïga. J’en avais vu la place de la gare six ans plus tôt, profitant d’une halte du transsibérien un peu plus longue que de coutume. Je me souviens du sentiment d’avoir franchi une frontière invisible : j’avais quitté le quai de la gare, et m’étais aventuré hors du bâtiment, dans cette ville jadis interdite, centre de relégation des exilés politiques, les décabristes notamment, sous le régime tsariste, puis une des villes du Goulag sous Staline et Khrouchtchev – avec le camp nommé « Krasnoïarskyi ITL », qui fonctionna jusqu’en 1960. Je n’étais pas allé bien loin : le train ne restait à quai que vingt minutes. J’avais toutefois pu apercevoir la très belle mosaïque couleur de sang séché à la gloire de Lénine qui ornait un des murs de la place, à droite en sortant de la gare. Même, je la photographiai.
En Russie, on ne discerne jamais trop ce qu’on vous cache de ce qu’on ignore sincèrement. Lorsque, en juillet 2012, je parlai de cette mosaïque à une petite dame à mise en plis qui faisait office de guide touristique, elle me déclara qu’elle n’en avait jamais entendu parler, et en conclut qu’elle n’existait pas. Je l’avais pourtant photographiée. Je l’avais même vue sur mon écran d’ordinateur quelques semaines plus tôt en utilisant « Yandex », le Google Maps russe, qui permet d’arpenter la plupart des villes du pays. Avait-elle été détruite pour d’obscures raisons économico-politiques ? Cela me semblait impensable. Je n’insistai pas, de toute façon il n’était pas prévu de se rendre à la gare et je ne la reverrais donc pas, ni ne m’expliquerais jamais comment une guide de la ville pouvait ne pas connaître, ou prétendre ne pas connaître, une si imposante mosaïque, sorte de triptyque rouge qui sautait aux yeux de quiconque arpentait la place de la gare. Nous étions au sommet d’une petite colline qui surplombait la ville, où une minuscule chapelle à toit bleu était en réfection. À l’intérieur, une dame timide aux yeux limpides vendait des cierges bruns et fins qui sentaient bon la cire.