Jean-Claude Milner

L’amour de la langue

Collection : Verdier/poche

128 pages

7,91 €

978-2-86432-567-3

janvier 2009

Une langue existe comme un objet matériel, dont on peut décrire la substance (phonique, syntaxique, lexicale) et les lois. Cette entreprise d’analyse et de description est au moins aussi ancienne que le plus ancien document écrit, puisque l’écriture la suppose. Elle est au moins aussi ancienne que la plus ancienne poésie, puisque la poésie la suppose tout autant.
Elle a commencé comme un art, qu’on appelle la grammaire ; à partir du savoir classique, elle s’est voulue une science. Art ou science, il s’agit toujours pour celui qui décrit la langue de se placer dans une position singulière : seul un être parlant peut décrire la langue ; il ne peut la décrire qu’en langue et pourtant, il doit mettre la langue à distance pour pouvoir la décrire. Tous les êtres parlants le font à un moment ou à un autre de leur vie ; l’enfant qui apprend à parler est grammairien. Mais cela ne dure que quelques instants.
Restent les êtres parlants qui en font leur spécialité. Ceux qui font ce choix décident de perpétuer un instant instable et de se maintenir dans la position singulière d’extérieur-intérieur que j’ai décrite. Il faut croire qu’ils en éprouvent une jouissance.
Comment peut-on être grammairien ou linguiste ? Pour être complète, la réponse doit essayer de serrer au plus près cette jouissance, qu’ils ignorent ou gardent secrète.
On est ainsi amené à déplier ce qui se cache sous la simplicité du nom « la langue ». Il y a d’une part la langue, comme entité objective, qu’on peut décrire et même formaliser ; il y a d’autre part cette langue où l’être parlant inscrit son désir, son inconscient, sa subjectivité. Elle ressemble à la première ; en fait, du point de vue matériel, elle en est indistinguable, mais elle se déploie tout autrement : dans les jeux de mots, dans la poésie, dans les homophonies. Pour rendre compte à la fois de la ressemblance matérielle et de la différence radicale, Lacan avait forgé en un seul mot : lalangue.
Les grammairiens et les linguistes rencontrent lalangue en un seul mot, mais ils ne veulent parler que de la langue en deux mots. Quand ils parlent de la langue (en deux mots), la jouissance qui les saisit leur vient de lalangue (en un mot). Bref, ils sont sans cesse renvoyés d’un point à un autre. Dans ce battement, s’installe, tantôt au départ, tantôt à l’arrivée, l’amour de la langue.