Un voyage dans le temps et dans l’espace tissant l’expérience concrète – celle de l’apprentissage du tir à l’arc japonais – avec l’introspection individuelle et l’histoire collective.
Un récit de voyage qui est aussi une histoire d’amour et une méditation ponctuée par des éclats de rire ; un voyage à contresens sur l’île la plus propice aux contresens : le Japon.
On pourrait croire qu’au pays des bonsaïs la circulation des vélos est organisée aussi méticuleusement que celle de la sève des arbousiers. Elle est soumise à un arbitraire total, qui croît à mesure de l’âge des protagonistes et de l’éloignement de la capitale pour atteindre un paroxysme à Kyôto, chez l’octogénaire, dont la conduite atteint une perfection pareille à celle des vieux calligraphes : débarrassée de toutes les fioritures, libérée de l’attachement à la réalité, elle consiste à tracer son chemin en ligne droite en fonction du but à atteindre sans tenir aucun compte ni des sens interdits, ni des voitures, ni des piétons, ni a fortiori des autres vélos. L’allure de ces obâsans est celle d’un char d’assaut : elles parviennent à donner à leur silhouette minuscule un volume insoupçonné en déployant de part et d’autre de leur destrier de métal leurs coudes et leurs genoux comme des ailerons, et en poussant en avant leurs épaules rachitiques, dans lesquelles elles rentrent des têtes d’oiseaux de proie impassibles. On les voit souvent rouler à contresens sur des artères où déboulent une file de bolides qu’elles ignorent majestueusement. Ponctuellement elles se précipitent sur un piéton ; si celui-ci a le malheur de rester sur le trottoir, elles font mine de s’écraser sur l’avenue, freinent laborieusement quelques mètres plus loin et restent ainsi au milieu de la route, proférant sans même se retourner de vagues malédictions contre l’imprudent.
Leur exemple est suivi très tôt par les écolières les plus inoffensives : elles développent une indifférence au sens de la circulation qui trouve son achèvement à Kyôto, où s’est développé au plus haut point l’art du contresens.
Cet art est condensé dans le tir à l’arc japonais : atrocement simple, puisque l’acte de plier l’arc à l’envers de sa courbure naturelle pour y tendre la corde signe le moment où vous vous enfoncez dans l’envers des choses, et délicieusement compliqué, car vous devrez non pas bander l’arc, mais entrer en son intérieur. Plutôt que d’actionner vos muscles vous devrez utiliser votre souffle et vos os. Votre main gauche tiendra l’arc sans le tenir ; votre main droite qui, dans l’ordre du visible, tire la corde, devra pousser la poignée et votre main gauche qui, objectivement, pousse l’arc, devra « en esprit » tendre la corde. Cet océan de contradictions, qui donnerait des vertiges au loup de mer le plus amariné, est résumé dans la façon dont les flèches sont disposées avant le tir : la première regardant la cible, l’autre visant la direction opposée.