Miguel Delibes
Les rats
Roman. Traduit par Rudy Chaulet
Collection : Otra memoria
192 pages
14,70 €
978-2-86432-116-3
octobre 1990
Les Rats, c’est le destin du paysan de Castille contraint par une nature inclémente à trouver dans son propre dénuement sa dignité, mais c’est aussi la tragédie d’une société dont les fondements vacillent et qui accule les hommes à leur propre destruction. Toute l’ingénuité et le savoir du Nini, l’enfant rebelle, ne parviendront pas à rédempter cette humanité condamnée ; le chasseur de rats affirmera dans la fureur sa liberté…
Cet univers où les personnages nous sont donnés dans leur existence élémentaire, manifeste à la fois une profonde complicité avec le monde et une cruauté portée à son expression la plus pure et la plus dépouillée.
Peu après le lever du jour, le Nini apparut à l’entrée de la grotte et contempla la nuée de corbeaux réunis en conseil. Les trois peupliers écimés de la rive, couverts de ces gros volatiles, ressemblaient à trois parapluies fermés, la pointe dirigée vers le ciel. Les terres basses de don Antero, le Puissant, tiraient sur le noir dans le lointain, comme un immense champ de cendres.
La chienne se blottit contre les jambes de l’enfant et il lui caressa l’échine à rebrousse-poil de son pied nu et crasseux, sans la regarder, puis il bâilla, s’étira et leva les yeux vers le ciel lointain et satiné :
« Le temps est à la gelée, Fa. Dimanche, on ira chasser les rats », dit-il.
La chienne agita nerveusement sa queue tronquée et fixa sur l’enfant ses prunelles vivaces et jaunâtres. Les paupières de la chienne étaient gonflées et dépourvues de poils ; les chiens de son espèce arrivaient rarement à l’âge adulte les yeux intacts ; ils les perdaient souvent aux broussailles des ruisseaux, criblés par les herses, la renouée et le chiendent.
Le père Ratier s’agita à l’intérieur, dans la paille, et la chienne, en l’entendant, aboya deux fois ; alors, la bande de corbeaux s’éleva péniblement au-dessus du sol d’un vol paisible et profond, rythmé par un brouhaha de croassements sinistres. Seule une corneille resta immobile sur les mottes sombres et l’enfant, en l’apercevant, courut vers elle en zigzaguant dans les sillons lourds d’humidité, évitant la chienne qui le poursuivait et aboyait à côté de lui. Lorsqu’il ouvrit le piège pour libérer le cadavre de l’oiseau, le Nini observa l’épi d’avoine intact, il le broya alors entre ses petits doigts nerveux et les grains s’éparpillèrent sur le sol.
Élevant la voix par-dessus les croassements des corbeaux qui battaient lourdement des ailes, très haut, au-dessus de lui, il dit :
« Il n’a pas réussi à y goûter, Fa ; il n’en a même pas mangé un grain. »
À mi-chemin du sommet, et flanquée de ravines creusées sur les versants par les ruissellements du printemps, la grotte ressemblait à une grande bouche qui bâille. Au détour de la colline se trouvaient les ruines des trois grottes que Justito, le Maire, avait fait sauter à la dynamite, deux ans plus tôt. Justo Fadrique, le Maire, désirait que chacun dans le village vécût dans une maison, comme un Monsieur.
Il harcelait le père Ratier :
« Je te donne une maison pour vingt duros et toi, rien à faire. Qu’est-ce que tu veux alors ? »
Le Ratier montrait ses dents pourries à travers un sourire ambigu, à la fois stupide et narquois :
« Rien », disait-il.
Justito, le Maire, s’énervait et, dans ces cas-là, la tache violette de son front se réduisait à vue d’œil, comme une chose vivante :
« Tu n’as donc pas envie de comprendre ? Je veux en finir avec les grottes. C’est ce que j’ai promis à Monsieur le Gouverneur. »
Le Ratier haussait plusieurs fois ses épaules robustes ; mais ensuite, au bistrot, Malvino lui disait :
« Fais gaffe au Justito. Tu vois, il faut l’avoir à l’œil. Pire que les rats, ce type. »
Le Ratier, affalé sur la table le fixait implacablement de ses yeux rudes et fuyants :
« Les rats, c’est bon », disait-il.
Prix de la Critique, 1962