Michèle Desbordes

Un été de glycine

Roman

Collection : Collection jaune

112 pages

978-2-86432-428-7

janvier 2005

Ceci n’est pas un essai. Ce n’est pas non plus un roman.
Sauf à dire que la vie est roman.
Alors, que ce qui se trouve ici en soit un, puisqu’il y est question de ce qu’il fut, lui, William Cuthbert Faulkner et du comté d’Yoknapatawpha où il vécut, et à ce propos, à propos de lui et de ce comté où je me souviens avoir grandi moi aussi, de deux ou trois choses que je peux me rappeler, que je vois bouger doucement dans le lointain, dans ces années que je grandissais.
M.D.

Par-delà le temps, des bords de Loire à ceux du Mississippi, une dyade pourpre se dit dans l’éclatement temporel de cet été de glycine. La beauté, sous nos yeux, alors doublement s’écoule.

Et ce devait être parce que cette femme-là très jeune et qui allait mourir en faisait venir une autre, connue de vous seule et depuis si longtemps sans que jamais elle ait pu s’éloigner et vous laisser en paix, cette autre encore jamais dite, encore jamais écrite, mais assise là dans votre tête depuis tant d’années sur la chaise avec laquelle on la porte de son lit à la voiture qui l’emmène à la clinique ou à l’hôpital, vous avez neuf ans, vous ignorez où elle va, tandis que déjà dit-on elle saigne, elle saignera toujours, trente, quarante années plus tard elle est encore de l’autre côté de la rue à saigner sur sa chaise, et vous qui êtes là vous voyez à la fenêtre d’en face la très vieille grand-mère qui a élevé la petite, qui d’une main soulève le rideau et de l’autre dit adieu, bon courage, ma petite, vous la voyez encore, et l’autre, la petite, la toute jeune, qui part, elle part comme vous n’avez jamais vu qui que ce soit d’humain, de vivant, partir, vous n’avez jamais vu quelqu’un autant partir, c’est ce que je veux dire, et vous savez bien ce que c’est, vous savez ce que c’est que le visage que cette très jeune fille tourne vers la maison qu’elle quitte, silencieuse et tragique et pleine de vaillance, ou résignée peut-être ; sans le savoir, sans mémoire ni imagination, vous avez neuf ans, vous comprenez ce que c’est qu’un départ comme celui-là, et la fin des choses à quoi déjà, comment se fait-il, vous pensez tant. Elle n’a pas vingt ans, pas dix-neuf, ni même dix-huit ou dix-sept à ce qu’on dira plus tard, et le visage de ceux qui vont tout perdre, tout quitter et qui le savent, comme ils savent qu’ils ne reviendront pas – comme vous-même qui avez neuf ans le savez, vous ne faites, éperdument, que le savoir, dans cette région obscure, infaillible de la mémoire millénaire, de la mémoire dit-il qui connaît sans savoir – elle s’en va jeune et belle mourir de tout son sang sur un lit d’hôpital, l’épais chaud et sombre liquide qui coule du ventre d’où l’enfant ne voudra pas sortir, ne sortira pas bien qu’il fût porté par le flot ténébreux et brûlant, et alors il restera là, lui le petit d’homme, de plus en plus seul, de plus en plus petit et recroquevillé dans la coque encore chaude qui est la seule chose qu’il connaît et connaîtra jamais. Oui peut-être dans sa mémoire à lui faite de tout ce qu’il ignore et ressent, cet instant-là est-il le seul qu’il puisse reconnaître et accepter un jour après toutes ces années d’inexistence, comme on accepte ce qui fait partie de soi, et peut-être aussi, lui qui n’a pas d’âge, déjà le sait-il, d’une connaissance millénaire, ancestrale dont personne n’aurait su, comme d’un chemin, dénier la trace ni l’infaillible direction.