Miguel Delibes
Vieilles histoires de Castille
Récit. Traduit par Rudy Chaulet
Collection : Otra memoria
64 pages
8,11 €
978-2-86432-319-8
janvier 2000
Un émigrant revient au village après une très longue absence, et se rappelle la vie quotidienne en Vieille Castille au début du siècle.
Combinant distanciation ironique et sympathie profonde, Delibes évoque avec un art dépouillé et sensible ce monde où règnent l’immobilisme, la routine, la superstition, l’arriération et la pauvreté, mais que sauvent les relations communautaires, le contact sans médiations avec les forces élémentaires, et une fierté jamais déclarée d’appartenir à cette terre si riche d’une archaïque beauté.
Aniano le Commissionnaire
Le jour où j’ai fichu le camp, les Jumelles dormaient côte à côte dans le vieux lit en fer et quand je les ai embrassées sur le front, la Clara, qui ne dormait que d’un œil et me regardait de l’autre, tout bleu et d’une immobilité pathétique, se mit à remuer et les ressorts grincèrent, comme si eux aussi voulaient me dire au revoir. Père, je ne lui ai rien dit, je n’ai même pas essayé de le voir, il m’avait prévenu : « Si tu t’en vas, fais comme si tu ne m’avais jamais connu. » J’ai fait comme ça dès le début et point final. Après être tombé sur l’Aniano, sous le peuplier de l’Elicio, j’ai pris le chemin de Pozal de la Culebra, avec mon baluchon sur l’épaule, en discutant de tout et de rien avec le Commissionnaire, car dans mon village, on ne donne pas trop d’importance à ces choses-là ; si quelqu’un s’en va, il reviendra sûrement ; si quelqu’un tombe malade, il guérira sûrement ; et s’il ne guérit pas, qu’il meure et qu’on l’enterre. Après tout, le village demeure et il reste quelque chose de chacun, accroché aux collines, aux peupliers et aux champs de blé. Dans les villes, quand on meurt, c’est pour de bon ; pas dans les villages ; votre chair et vos os se transforment en terre ; si le blé et l’orge, les corbeaux et les pies, grandissent et se reproduisent, c’est parce que vous leur avez donné votre sang et votre chaleur, et c’est tout.
L’Aniano et moi marchions sur le chemin et je lui ai dit : « Tu as l’heure juste ? » Lui, il a regardé le soleil en plissant les yeux et il m’a dit : « C’est pas encore la demie » Je me suis un peu fâché : « Pour attraper la voiture, il ne faut pas te fier au soleil. » Et lui m’a répondu : « S’il n’y a que ça, ne t’inquiète pas. Orestes sait que je viens et la voiture ne démarre pas sans l’Aniano » Quelque chose me pesait au-dedans et je me suis tu. Les alouettes piétaient entre les tas de fumier, sur les terres du père Tadeo, à la recherche des plus grosses mottes de terre pour y grimper, et dans le virage, deux cailles s’envolèrent tout près l’une de l’autre.