Le Monde des livres, 10 février 2022, par Xavier Houssin
Michel Jullien enfièvre le Brésil
L’écrivain amoureux des amochés embarque son lecteur dans une grande bousculade dévote, à la suite des deux jeunes héroïnes d’Andrea de dos.
Deolinda s’est fait piquer à la main comme elle travaillait au potager. Un petit serpent ? Un scorpion ? Dans ces contrées amazoniennes, la sauvagerie de la forêt équatoriale s’insinue jusque dans les jardins. La blessure s’est envenimée, gagnant le bras entier, et la laissant, à bout de fièvres, estropiée. Pour porter le vœu de sa guérison, ses deux filles, Ezia et Andrea, la vingtaine, sont parties faire le pèlerinage de Nossa Senhora Aparecida do Jabuti Queimado.
Une marche harassante d’une trentaine de kilomètres jusqu’au sanctuaire de Jabuti abritant une statue miraculeuse de la Vierge Marie. Ils sont une foule sur le chemin chaque année. Jour et nuit, pluie battante, soleil brûlant, se guidant tous à une interminable corde tendue dès le départ de la pieuse épreuve. Corde qu’il ne faut surtout pas lâcher, ne serait-ce qu’un instant, sous peine de voir ses prières ne pas s’exaucer. Et sa quête devenir tristement vaine.
Pour son dernier roman, Michel Jullien nous attache à cette grande bousculade dévote. Il nous y emporte, nous y traîne. Nous précipite corps et âme dans un Brésil fervent, exalté, frénétique qu’il réinvente, qu’il remodèle. Dont il force le trait, dont il appuie le contraste. Jouant avec les souvenirs vivaces, puissants, profonds, qu’il a de ce pays où il a vécu, jeune professeur, dans les années 1980. S’il travestit les noms de lieux et change les dates, il adosse son histoire à un événement religieux qui existe bel et bien. Chaque année, le deuxième dimanche d’octobre, le Cirio de Nossa Senhora de Nazaré rassemble plus de deux millions de personnes à Belém, dans l’État du Para. On y vénère la statue d’une Vierge à l’Enfant trouvée au début du XVIIIe siècle par un chasseur dans la forêt. Au matin, l’homme qui l’a emportée chez lui constate qu’elle a disparu et qu’elle est revenue au lieu de sa découverte. Cela se reproduira plusieurs fois.
« La Parabole des aveugles »
La grande procession de Belém accompagne l’itinéraire de l’effigie mariale depuis la cathédrale où elle est conservée jusqu’à la basilique édifiée sur les lieux mêmes du miracle. Cinq kilomètres, à travers ce qui est maintenant la ville, où la berlinda, le char fleuri, doré, au sommet duquel la Vierge de bois peint est enchâssée, avance lentement, remorqué par une longue corde à laquelle s’accroche une impressionnante grappe de fidèles.
Le Cirio se présente déjà comme un carnaval mystique, une gigantesque foire au sacré. Mais, ici, Michel Jullien l’enfle, l’agite, le fait déborder. Son récit du pèlerinage se révèle une farce tragique où l’absurde le dispute au grotesque. La statue (qu’il appelle plusieurs fois « fétiche » ou « idole ») apparaît presque repoussante tant elle est mutilée. Il lui manque tout un côté (celui avec l’Enfant Jésus), elle est amputée de l’index et borgne de surcroît.
Ceux qui se pressent dans la dévote queue leu leu pataugent dans les marais, les croulières. Ils s’invectivent, s’épuisent, s’effondrent. Ils ressemblent à ces personnages de La Parabole des aveugles, de Brueghel. D’ailleurs, dans le grouillement, on imagine des corps, des trognes, droit sortis des toiles du maître flamand. De celles de Bosch aussi. Ezia et Andrea, les « deux sœurs énormes », n’échappent pas à ce regard déformant.
Michel Jullien n’a pas le goût du monstrueux, mais une réelle tendresse pour les amochés du dehors et du dedans. Les gueules cassées, les cœurs froissés. Les destins mal embouchés. Dans Au bout des comédies (Verdier, 2011), petite suite, d’un siècle à l’autre, de tableaux à l’ironie douce-amère, on trouvait un texte sur Hanno, l’éléphant chéri du pape Léon X : « Bête obèse, pape obèse. » Il se rencontre d’autres appariés étranges dans ses livres. Ilias et sa mère, tous deux sourds et muets (Yparkho, Verdier, 2014) ; Paul et sa chienne bouvier bernois qui ressemble à Bakounine (Denise au Ventoux, Verdier, 2017) ; Kotik et Piotr, héros culs-de-jatte de l’Armée rouge (L’Île aux troncs, Verdier, 2018). Et, bien sûr, les sœurs d’Andrea de dos.
Phrases au long cours, traversées de rythmes secs, l’œuvre (neuf titres parus) de cet écrivain qu’on se gardera de classer parle aussi d’objets familiers, de livres, de montagnes et de fleuves, d’enfance fidèle. Et de vœux pieux.