Le Monde des livres, 11 mars 2022, par Elena Balzamo
Les fantômes du goulag
Cette grande figure de la littérature concentrationnaire avait laissé des fragments autobiographiques jusqu’ici inédits. Ces écrits sont une leçon pour aujourd’hui. Ruines du goulag de la Kolyma, dans l’extrême est de la Russie, en 2019.
Tandis que la guerre fait rage en Ukraine, c’est un autre combat qui se déroule en Russie, sournois et à bas bruit. Les voix qui osent dénoncer l’invasion russe sont étouffées, l’une après l’autre, la peur paralyse la société et le sentiment d’impuissance augmente. Cette ambiance fait ressurgir le souvenir d’une autre époque, celle de la terreur stalinienne, quand une parole inconsidérée, un poème chuchoté, un geste mal interprété pouvaient vous conduire en prison et ruiner votre existence. Un des grands témoins de cette période fut Varlam Chalamov (1907-1982), dont un volume d’écrits inédits vient de paraître en français, Souvenirs de la Kolyma.
« J’ai cinquante-sept ans, écrit-il en 1964, et de ces années, j’en ai passé environ vingt dans les camps et en relégation. » Des camps où les chances de survie étaient minimes et où « en trois semaines de travaux pénibles, de froid, de faim et de coups, l’homme devenait une bête féroce ». Pour l’individu Chalamov, cette période fut certainement une catastrophe, un naufrage ; mais, pour Chalamov l’écrivain, ce fut une expérience qui lui permit de créer une des œuvres littéraires majeures du vingtième siècle, Récits de la Kolyma.
Comme tous les grands textes de la littérature carcérale, celui-ci fut rédigé après sa libération en 1951 et les trois années de relégation qui suivirent. Avant, il ne pouvait en être question : « Je n’ai pas vu un livre, ni un journal. » Libéré, Chalamov se met à écrire, compulsivement. Il explique pourquoi : « L’art n’ennoblit pas, il ne rend pas “meilleur”. Mais l’art exige une concordance entre la parole et l’action, et l’exemple vivant peut susciter l’envie de l’imiter, pas seulement dans le domaine artistique, mais dans tous les domaines. » Récits de la Kolyma – qui circule en samizdat (sous le manteau) et en tamizdat (éditions en russe faites en Occident) – ne sera publié en Russie qu’à la fin des années 1980.
Par une déformation de perspective compréhensible, on a tendance à confondre l’homme et l’œuvre, comme si la vie de l’écrivain commençait avec son incarcération. Souvenirs de la Kolyma corrige cette erreur. Le volume regroupe des fragments portant sur différentes époques de sa vie, rédigés au cours des années 1960-1970, parallèlement à Récits… Chalamov est pressé. Il a tant de choses à dire, et le temps lui est compté, il le sait. Il multiplie notes et ébauches, développe certains thèmes, les abandonne, se tourne vers d’autres. Le côté inachevé de ces écrits ne doit pas rebuter, au contraire. Il permet de mieux cerner les questionnements fondamentaux de l’écrivain : origine du mal, limites de la résistance humaine, problème de la responsabilité individuelle.
Ces textes, écrits par un sexagénaire, révèlent aussi un autre Chalamov. Derrière l’ancien zek (prisonnier du goulag) aigri et méfiant, apparaît un jeune étudiant curieux de tout, boulimique, rêvant d’être poète tant la poésie est pour lui investie d’une valeur absolue. « La poésie n’est pas un métier, c’est un destin », martèle-t-il. Dans la Moscou des années 1920 et jusqu’au début de la décennie suivante, il se sent comme un poisson dans l’eau : soirées poétiques, disputes littéraires, rencontres… Il brosse les portraits de ceux dont la fréquentation l’a marqué, en particulier Boris Pasternak (1890-1960), son idole. Tous ces gens, lui compris, qui croyaient assister à la naissance d’un nouveau monde – et d’un nouvel art. Mais déjà des fissures se devinent, et, quelques années plus tard, il ne restera rien de cette effervescence, tout ce milieu sera anéanti. Les uns gonfleront les rangs des victimes de la répression stalinienne, les autres s’allieront aux bourreaux, et plus tard l’auteur retrouvera certaines de ses anciennes connaissances en prison et au camp.
Chalamov a vingt-deux ans lorsqu’il est brutalement arraché à sa grisante existence moscovite : arrêté en 1929 pour avoir diffusé un document antistalinien, libéré trois ans plus tard, pour être de nouveau jugé en 1937 et condamné à plusieurs années de travaux forcés – le long calvaire commence. Les fragments retraçant son parcours de prisonnier, matière brute des récits à venir, sont terribles. Le désespoir, la douleur, la rage s’y trouvent à l’état brut : les souffrances des années passées au goulag ne sont pas encore sublimées par l’art. « Tu m’as donné ta boue, et j’en ai fait de l’or. » On est sidéré de faire connaissance avec cette boue-là.
En 1961, Chalamov rédige un court texte, « Ce que j’ai vu et compris dans le camp », une sorte de manifeste en 46 points. Il constate, désabusé, « l’extrême fragilité de la culture humaine, de la civilisation ». Au camp, toutes les aspirations, tous les sentiments nobles sont balayés, reste « l’instinct, l’esprit de conservation – ce qui fait vivre l’arbre, la pierre, l’animal »
Garder sa dignité
Et pourtant : « Mes forces physiques et spirituelles se sont révélées plus grandes que je ne le pensais dans ces épreuves, et je suis fier de n’avoir vendu personne, de n’avoir envoyé personne à la mort, ni en détention, de n’avoir jamais écrit de lettre de dénonciation », résume-t-il. Le secret de son œuvre est là, dans cette inaltérable « concordance entre parole et action ». Ainsi, l’écrivain à la fois reconnaît les limites de la résistance humaine et indique les moyens de les dépasser. Certes, il existe des souffrances qui brisent l’individu et en font « une bête féroce », et, pourtant, cet individu peut se surpasser et garder sa dignité, à condition de refuser la survie au prix du malheur des autres.
Aujourd’hui, cette leçon universelle est plus que jamais d’actualité. Dans la patrie de l’écrivain, mais pas seulement, l’heure est venue de choisir la dignité, celle qui consiste à défendre la liberté envers et contre tout. « J’ai compris, écrit-il encore, qu’il ne faut pas diviser le monde en “bons” et en “méchants”, mais en “lâches” et en “courageux”. » Chaque jour, désormais, nous en apporte la preuve.