Le Figaro, 24 mars 2022, par Jacques de Saint Victor
Le vrai visage de la pègre
La littérature nous offre une connaissance souvent fausse du monde du crime. C’est l’une des leçons les plus choquantes de Varlam Chalamov. Ce grand écrivain du Goulag, dont l’œuvre a été publiée de façon désordonnée, ce qui l’a empêché d’accéder à la notoriété dont a bénéficié son compatriote Soljenitsyne, a bien connu le monde de la pègre.
Pendant dix-sept ans, il l’a côtoyé à la Kolyma. Et cela lui inspira une réflexion iconoclaste sur les dangers de la littérature quand elle trahit, ou simplement travestit, les plus abominables expériences humaines. Varlam Chalamov s’en prend à Victor Hugo, à Dostoïevski, à Tolstoï, à Gorki, qui ont tous évoqué le monde du crime sans vraiment le connaître, prétend Chalamov. Ils ont confondu de pauvres criminels par accident avec de vrais professionnels du crime.
À cet égard, il y a dans les Récits de la Kolyma un recueil puissant, intitulé « Essais sur le monde du crime ». Pour lui, les vrais truands, ce qu’il appelle la « pègre » ou les « voleurs » ou les « truands », ne sont pas des hommes comme nous. Dans les Souvenirs de la Kolyma, que publient les éditions Verdier, Varlam Chalamov revient d’ailleurs sur cette confusion dans un texte intitulé « Ce que j’ai vu et compris dans le camp ». Il y souligne d’abord « l’extrême fragilité de la culture humaine, de la civilisation. En trois semaines de travaux pénibles, de froid, de faim et de coups, un homme devenait une bête féroce »(point 1). Mais il ajoute, dans le point 37 : « J’ai compris que les voleurs ne font pas partie du genre humain ». Quand il parle des « voleurs », il faut bien évidemment lire les « voleurs dans la loi », les « vor y zakone », qui sont l’équivalent de la mafia russe.
Dans ses « Essais », il accuse les romanciers de « romantisme criminel »parce qu’ils laissent croire que le truand n’est qu’un simple délinquant. Pour lui, ce sont deux espèces distinctes. « La littérature de fiction a toujours représenté les criminels avec sympathie et parfois complaisance. Elle a paré la pègre d’une auréole romantique, se laissant séduire par son clinquant de pacotille. Les artistes n’ont pas su discerner le véritable et répugnant visage de cet univers. »Chalamov s’en prend particulièrement à Gorki, qui prétendait avoir pénétré ce monde. Selon Chalamov, c’était impossible : « Aucun truand n’ouvrira jamais son cœur ni à Gorki-le-Vagabond, ni à Gorki-l’Écrivain. Car, pour eux, Gorki est avant tout un cave. »Et le monde du crime n’a qu’un but : rouler les caves. Il y a chez Chalamov une croyance hautement morale, bien que désespérée, dans la mission de l’écrivain. Pour lui, la littérature a fauté car elle « a préparé un terreau permettant à des germes empoisonnés de croître dans l’âme candide et sans expérience de la jeunesse ».
Pour tous ceux qui ont côtoyé ce monde mafieux, les écrits de Chalamov sont un bréviaire de vérité. Les élèves magistrats devraient tous les lire. Cela leur éviterait des illusions. Mais pourra-t-on jamais saisir l’importance du legs de Chalamov dans notre pays qui a fait d’un chef-d’œuvre, Les Tontons flingueurs, un miroir de la pègre ?