La Libre Belgique, 6 avril 2022, par Guy Duplat

Un grand témoin du Goulag

À l’heure de la guerre en Ukraine et de la répression que Poutine impose à tous les opposants, la publication des Souvenirs de la Kolyma vient à point nommé. Les récits poignants de Varlam Chalamov permettent de se souvenir des infinies souffrances que le peuple russe subissait déjà sous Staline.

Varlam Chalamov (1907-1982) est un des auteurs russes les plus importants du vingtième siècle, proche de Pasternak et de Mandelstam. En 1954, après la mort de Staline, il commençait à rédiger son œuvre majeure et terrifiante, Récits de la Kolyma (1 500 pages), revenant sur la vingtaine d’années qu’il avait passées dans cette région minière de Sibérie nord-orientale, près du cercle polaire, où les conditions de vie sont épouvantables, avec des températures descendant à – 50 °.

Kolyma est devenu un synonyme du Goulag. « Il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu’on a été un “crevard”, écrit-il, un squelette, qu’on a couru dans tous les sens et qu’on a fouillé dans les fosses à ordures. Les prisonniers étaient des ennemis imaginaires et inventés avec lesquels le gouvernement réglait ses comptes comme avec de véritables ennemis qu’il fusillait, tuait et faisait mourir de faim. La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction. »

Entre 150 000 et 500 000 prisonniers y moururent de faim, de froid, du scorbut ou de dysenterie non traités.

L’enfer

Il avait été envoyé dans la Kolyma une première fois en 1937 lors des grandes « purges » anti-trotskystes, pour « activités anti-révolutionnaires ». Il y restera au total quatorze ans, « affecté, précisait-on par un euphémisme, à des travaux miniers pénibles ». Il avait déjà subi trois ans de prison en 1929 pour avoir diffusé « Le testament de Lénine » qui mettait en garde contre la nomination de Staline.

Les Récits de la Kolyma furent publiés en russe en 1978 et traduits en anglais en 1981. Quelques mois plus tard, Chalamov mourait dans un hôpital psychiatrique où il avait été enfermé contre son gré.

Ses Récits de la Kolyma sont un des grands témoignages sur l’enfer concentrationnaire, à côté de ceux sur les camps nazis.

Les éditions Verdier publient aujourd’hui une suite à ces Récits, Souvenirs de la Kolyma, recueil des notes écrites par Chalamov à partir de 1960, soit vingt ans après son enfermement en Sibérie.

Chalamov y raconte le froid extrême, les humiliations, la discipline des gardiens aux ordres les plus absurdes venus de Moscou, les coups qui pleuvent sur les « zeks », les « crevards ». Des coups donnés souvent par des truands devenus chefs de brigade : « C’est eux dont je juge le travail le plus criminel: forcer les autres à travailler, forcer à travailler ceux qui sont destinés à mourir. »

Les 46 points

Sur place, il n’avait pris aucune note. C’était impossible et comme il l’écrit « mon seul problème était de survivre ». Il note que dans la Kolyma, « la mort de l’esprit survient bien avant la mort physique. » Dans un dernier chapitre, il résume en 46 points ce qu’il a vu et compris dans le camp. Voici le premier : « L’extrême fragilité de la culture humaine, de la civilisation. En trois semaines de travaux pénibles, de froid, de faim et de coups, un homme devenait une bête féroce. » Plus loin (nº 3) : « J’ai compris que l’amitié, la camaraderie ne naissent jamais dans les conditions difficiles, là où la vie est en jeu. L’amitié naît dans des conditions difficiles mais supportables (à l’hôpital pas au front de mine). » Ou encore (nº 4) : « J’ai compris que le sentiment que l’homme conserve en dernier, c’est la rage. Le peu de chair qui reste à l’homme affamé suffit juste pour la rage, il est indifférent à tout le reste. » « Ce n’est pas l’espoir qui fait vivre, écrit-il encore, il n’y a aucun espoir ; ni la volonté : de quelle volonté peut-on parler ici ? Mais l’instinct, l’esprit de conservation ce qui fait vivre l’arbre, la pierre, l’animal. »