Le Canard enchaîné, 4 mai 2022, par Jean-François Julliard

L’extase du meurtre

Dans l’enfer concentrationnaire de la Kolyma, « la rage peut vous faire vivre ». Elle surtout. Ou alors l’« indifférence », en tout cas pas l’espoir. Voilà ce que Varlam Chalamov – dix-sept ans de goulag, entre 1929 et 1951 (Soljenitsyne y est resté huit ans) – inscrit en conclusion, parmi les 46 items de « Ce que j’ai vu et compris dans le camp ». À l’état de squelette, de « crevure pouilleuse », battu sans arrêt durant des années (un gardien s’amuse à lui casser les dents à coups de botte), il devra sa survie à un toubib qui lui fera prendre des cours de médecine pour le seconder.

Ces Souvenirs écrits dans les années 1970 et récemment traduits, complètent les monumentaux Récits de la Kolyma (1 500 pages), publiés par le même et remarquable éditeur il y a quelques années. Nouveauté : l’auteur y reprend son vrai nom, qu’il déguisait le plus souvent dans les Récits achevés quinze ans plus tôt. Comme pour enterrer une éternité de déshumanisation. Ici encore, ce passionné de théâtre et de littérature relate la vie du « cachot de la Russie » en courtes histoires. Étonnante scène de galipettes, à l’hôpital, où la peau ferme de la médecin écorche sa peau diaphane. Ruses et marchandage pour éviter le travail dans la mine d’or où l’on creuse la pierre (la mine de charbon est un délice, en comparaison). On y échappe par – 50 °C, lorsque le crachat gèle en l’air. Visions du typhus, du scorbut, de la dysenterie, de la tuberculose ou de la pellagre, transformant la peau des mains en gants détachables.

Qui règne sur ce monde atroce, y compris sur les gardes, par la menace et la corruption, et sur les sous-êtres (en premier lieu les femmes) qui ne sont pas des leurs ? Les truands. Indifférents à la mort, ils connaissent l’extase du vol et du meurtre » et sont capables d’édifier un gibet au centre du camp pour punir un traître. « Étrangers au genre humain » (la littérature qui les « romantise » ne l’a pas compris), leur microsociété offre un éclairage saisissant sur les clans qui confisquent le pouvoir de tant d’États. Tout rapprochement avec le Kremlin d’aujourd’hui…