Philosophie magazine, 23 mai 2022, par Jean-Marie Durand

L’écrivain et théoricien du cinéma Jean-Louis Comolli est disparu le 19 mai, jour de la parution de son dernier livre, Jouer le jeu ? (Verdier, 2022). Penseur inquiet des effets des images numériques dans nos vies, il n’a cessé de défendre le cinéma contre la multiplication mortifère des écrans.

En épigraphe de son dernier livre hanté par le motif de la disparition, Jouer le jeu ?, sorti – funeste hasard – le jour même de sa mort à l’âge de 80 ans, le 19 mai dernier, Jean-Louis Comolli citait une phrase de Jean Baudrillard : « Derrière la réalité virtuelle sous toutes ses formes (télématique, informatique, numérique), le réel a disparu – et c’est cela qui fascine le monde. »

La disparition du réel, le spectacle marchandisé, le simulacre, la digitalisation de nos existences… : autant de motifs que Comolli questionna toute sa vie, dédiée à la réflexion sur les images et sur l’accélération de leurs modes de circulation. « C’est à la chaîne que le numérique fabrique du virtuel, du mirage, de la monnaie de singe. En ce monde-hologramme, il n’est plus ni corps ni chair, les mains ne caressent plus rien, les blessures elles-mêmes sont factices. Cette nuée d’images nous dérobe le réel et peu à peu impose le désert des hommes et des choses », écrit-il dans Cinéma, numérique, survie. L’art du temps (ENS Éditions, 2019).

Une vie au service d’une éthique du visible

Né en 1941, devenu critique de jazz, penseur du cinéma, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma (1966-1971) dans la phase théorico-politique du journal en pleine effervescence maoïste, réalisateur de documentaires marquants (notamment sur la montée du Front National, sur l’affaire Sofri ou sur la vie politique à Marseille, dans une longue collection coréalisée avec Michel Samson), Jean-Louis Comolli laisse une œuvre imposante, sans laquelle la réflexion sur les images contemporaines serait un peu trop sèche et vide, un peu trop innocente aussi.

Des générations d’étudiants en cinéma, à l’université Paris-VIII notamment, se sont nourries de ses interventions, de ses analyses dans les revues Trafic et Images documentaires. La force de ses engagements esthétiques et politiques, qui s’entremêlaient naturellement chez lui, ont accompagné des jeunes cinéastes (Rithy Panh, par exemple), mais aussi la génération des documentaristes les plus audacieux des dernières décennies (Nicolas Philibert, Claire Simon, Denis Gheerbrant, Richard Copans, Johan van der Keuken…).

Certes, l’air du temps dominant le mettait un peu hors jeu des tendances actuelles. Logique : il en était l’un des contempteurs les plus acides, habité par une certaine vision du cinéma et une éthique du visible en décalage complet avec les codes contemporains triomphants. Au festival de Cannes, sa disparition n’a probablement pas ému grand monde ; il vient d’un ailleurs du cinéma, logé pourtant dans son monde même. Les cinéastes contemporains importants à ses yeux (Kiarostami, Monteiro, Oliveira, Gitaï, Godard, Straub), autant que ses cinéastes fétiches des origines (Ford, Renoir, Vertov, Flaherty, Pasolini) peuplent une cinéphilie de plus en plus marginale.

Le cinéma contre le tout-image

Jean-Louis Comolli ne séparait pas cinéma du réel et fiction : « Filmer, couper, monter, c’est évidemment manipuler, orienter, choisir, déterminer, bref, interpréter une réalité qui ne se présente jamais comme “innocente” ou “pure”. » Tout n’est que question de mise en scène, comme on parle de mise en mots. « Tous les films sont des films de fiction, y compris les documentaires […] Je pense que la fiction est tout autour de nous. Nous sommes pleins d’histoires qu’on connaît, qu’on ne connaît pas encore, qu’on peut découvrir. Le cinéma est fait pour donner une résonance, peut être encore plus puissante, à nos émotions, à nos peurs, à nos tremblements. » Loin d’effacer le réel de nos vies, l’image cinématographique nous aide précisément à ne pas le faire disparaître de nos existences, à le rendre plus visible et sensible.

Une certaine tendance du cinéma documentaire (Verdier, 2021), Cinéma, numérique, survie. L’art du temps (ENS Éditions, 2019), Daech, le cinéma et la mort (Verdier, 2016), Cinéma contre spectacle (Verdier, 2009), Voir et pouvoir (Verdier, 2004)… Tous ses essais ont tenté de traduire ce que l’histoire des images cédait au présent (à ses injonctions politiques, à l’apparition du numérique), moins pour exprimer une forme de nostalgie à l’égard d’un illusoire âge d’or des images que pour essayer de comprendre comment le règne de l’hyper-visibilité affectait profondément l’expérience esthétique et morale du cinéma, et au-delà, notre civilisation elle-même.

Contre le spectacle permanent

Défendant le « cinéma contre le spectacle », Comolli conférait au septièmee art une fonction de résistance à la déshumanisation ambiante, procédant de l’hyper-présence des images dans nos vies : « Dans l’infinie et infâme danse des images autour de nous, il faut sauver l’image […] parce qu’elle est, de notre ancienne mémoire, notre moyen de croire encore en ce que nous habitons de ce monde. » Or, le divertissement, et la manière dont il contamine le mondes des images, y compris celui de l’information, sans parler de la téléréalité, le conduisait à nous alerter, discrètement, sur la confusion de nos regards et de notre compréhension du réel. Les « nuées d’images, les nuées de sons qui forment notre atmosphère et à travers lesquelles nous respirons, nous voyons et entendons le monde », l’inquiétaient en ce sens qu’elles nous rendaient aveugles à notre propre cécité.

Dans l’éparpillement des images, des écrans, des miroirs, le sujet s’est perdu ; « Il s’est perdu lui-même de vue. » Cette accélération du monde a donné naissance à une « nouvelle qualité d’homme, l’homme électronique, branché, connecté, qui n’est pas un spectateur mais plutôt un guerrier moderne, et qui, bien qu’enfermé dans les représentations sociales, n’est plus à même de s’instruire auprès des représentations artistiques ».

Retrouver un accès direct au monde

Sous la couche de ses constats réfléchis, il posait au fond une question profondément philosophique, ajustée aux travers de notre époque : dans un monde couvert d’écrans et de pixels, l’enjeu essentiel est celui du désir d’un accès direct au monde ou, à défaut d’une relation directe au spectacle. La multiplication des écrans et machines à filmer chez nos contemporains fait que le spectacle est désormais partout et permanent. « Nous errons dans le labyrinthe du spectacle confondu avec la réalité. C’est un renversement de perspective : si nos réalités incluent le spectacle, le contraire n’est pas certain et reste une hypothèse ludique : le spectacle peut, et peut-être veut, exclure tout ce qui ressemble à une réalité », écrit-il dans Jouer le jeu ?.

Fervent croyant dans le cinéma, dont il aurait aimé protéger la vitalité devant les assauts dont il est l’objet, Jean-Louis Comolli s’est toute sa vie interrogé, jusque dans ses ultimes mots, sur ce qui, en lui, résistait à la spécularité générale, à ce qui chez lui le poussait à ne pas s’accommoder et ne pas s’adapter, à ne pas jouer le jeu jusqu’au bout. « L’art est une grâce, l’implication morale une condition », écrit-il dans son dernier livre, comme une façon de résumer une existence d’engagements esthétiques et politiques à laquelle nous nous référerons longtemps pour trouver des repères dans le labyrinthe des images, si nous ne sommes pas déjà perdus, si nous n’avons pas encore décidé de ne plus jouer le jeu.