Études, juillet-août 2022, par Nicole Bary

En 1982, alors qu’il est en train d’écrire son troisième roman, Langue maternelle (Verdier, 2008), Josef Winkler fuit la turbulence de Vienne et se réfugie dans une ferme de sa vallée natale, en Carinthie (Autriche). Sa logeuse, Valentina Steiner, née lliachenko, lui raconte le douloureux périple qui l’a amenée de son village ukrainien jusqu’à cette ferme. Arrêtée en 1943 par les troupes d’occupation nazies, en même temps que sa sœur, elle est déportée pour le Service du travail obligatoire (STO) dans le Reich. Un voyage de trois semaines en wagon à bestiaux la conduit en Carinthie. « La goton russe » pour les villageois, « deplaced person » pour les alliés après la guerre, elle ne retourne pas en Ukraine et épouse l’un des fils du fermier. Winkler ne fait pas de cette femme un personnage de roman. Après avoir esquissé les grandes étapes de sa biographie, il lui laisse la parole, retranscrit sa voix et son récit avec tous les méandres, les répétitions, les retours en arrière et la spontanéité de l’oralité. Valentina, alias Nietotchka, dit la terreur, la souffrance de l’Holodomor, la déportation, le déracinement. Ce texte assez mal reçu lors de sa publication en allemand (1983), dans lequel on ne retrouve effectivement pas la langue ciselée de Winkler, est un tournant majeur dans son œuvre. Il jette les bases d’un processus de mise à distance de l’origine et de démultiplication de la mémoire. C’est un document exceptionnel sur les grandes entreprises d’anéantissement et d’extermination des populations menées par les Soviétiques et plus tard par les nazis. Le récit qui s’achève brutalement est complété par des lettres échangées par Nietotchka avec sa sœur Lydia et leur mère restées en Ukraine.