L’Humanité, 30 juin 2022, par Sophie Joubert
Archives d’une conversation interrompue
Les éditions Verdier publient l’ultime dialogue entre l’écrivain Mathieu Riboulet et l’historien Patrick Boucheron, prononcé en public au Banquet du livre, à Lagrasse.
En mai 2018 paraissait Nous campons sur les rives, un petit livre posthume de Mathieu Riboulet, disparu en janvier de la même année. Écrits pour être dits, ces cinq textes brefs avaient été prononcés en public au Banquet de Lagrasse (Aude), entre le 7 et le 11 août 2017, en amorce des « Conversations sur l’histoire » que donne chaque jour, à 12 h 30, l’historien Patrick Boucheron. Victime de son succès, l’historien avait quitté l’abbaye pour la halle du village et invitait, pour la première fois, un auteur à allumer la mèche d’une pensée buissonnante.
Quatre ans après la mort de l’écrivain, les textes reparaissent dans leur version originelle, renouant le dialogue entre « le doux rêveur et le penseur austère ». Comme le rappelle Christophe Pradeau, témoin précis et discret et auteur d’une remarquable préface, l’historien était sur son terrain, devant son public, rompu à l’art oratoire. Au contraire, il fallait parfois tendre l’oreille pour entendre la voix de Mathieu Riboulet, plus fragile, affaiblie par la maladie. Les deux derniers « préludes » ont même été écrits sur un lit d’hôpital et prononcés par Mathieu Potte-Bonneville, porte-parole d’une écriture limpide qui, plus que jamais, allait à l’essentiel.
« La face utile d’un arrière-monde »
Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron avaient déjà écrit ensemble Prendre dates, un texte à deux voix composé en 2015 après l’attentat contre Charlie hebdo. L’amorce de Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs est une formule toute simple, empruntée au langage courant : va voir ailleurs si j’y suis. Qu’est-ce qu’être ici ? Qu’est-ce que l’ailleurs ? Peut-on être ici et ailleurs en même temps ? Convoquant « lumière, vent, pierres, sables et odeurs d’ici », Mathieu Riboulet imagine les livres qu’il n’écrira pas, comme cette Vie d’Henri Bagnard, son voisin creusois, dont l’existence sculptée « comme un bloc d’inertie » n’a été chamboulée que deux fois, par son départ pour la guerre d’Algérie et par la grande tempête de 1999. Comme le médecin Astrov, personnage d’Oncle Vania de Tchekhov, il ne connaissait d’autre ailleurs que celui dessiné sur la carte de sa région, indifférent même au 11-Septembre qui n’avait pas dévié le cours de sa vie.
À partir du même lieu, Lagrasse, village franc posé sur des strates d’histoire, Patrick Boucheron déploie des ramifications érudites, convoque Siméon le Stylite, le monarque déchu d’un royaume imaginaire, Michel Foucault ou Walter Benjamin. Chemin faisant, avec un goût évident du jeu, il se lance dans une « histoire mondiale de Lagrasse », version miniature de l’Histoire mondiale de la France qui lui a valu l’ire des réactionnaires. Que serait, par exemple, une histoire de l’Europe évaluée avec les outils et les archives d’un africaniste ? Peut-être seulement « la face utile d’un arrière-monde » invitant à davantage de modestie en renversant la perspective.
Ensemble, Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron répondent aux « thuriféraires de la racine », aux adeptes sournois du « on est chez nous », aux tristes chantres des ruines et de l’Apocalypse. À la fin, écrit Mathieu Riboulet, « restent nos vies inquiètes et nos élans joyeux », comme un signe amical adressé aux fantômes.