Libération, 20 août 2022, par Frédérique Fanchette
Eva Baltasar, l’amour en ligne de mères
La Catalane malmène un couple de femmes abîmé par un désir d’enfant.
Boulder, la narratrice, est en rogne. « Elle croit pouvoir me dresser comme un paysan dresserait un loup », dit-elle de sa compagne. Celle-ci, une géologue islandaise rencontrée une décennie auparavant dans un port chilien, a décidé du jour au lendemain qu’elle voulait un enfant. Boulder a été rebaptisée par son amie. Et ce nom d’alcôve est celui de pierres que l’on trouve en Patagonie, des « grandes roches isolées au milieu du paysage dont personne ne sait d’où elles viennent ni pourquoi elles sont là ». Elle suit, par amour, le processus de PMA qui amènera Samsa vers ce but devenu obsessionnel : devenir mère.
Le parcours du combattant est enclenché et Boulder ne perd pas le cap : regarder les choses frontalement, les considérer sans la moindre buée romantique. Voilà comment elle considère l’opération qui décidera de tout : « Une insémination artificielle est un acte révolutionnaire, cent pour cent démocratique. Les spermatozoïdes sont propulsés parle piston de la seringue directement dans le nid où se trouvent les ovules. Ils n’ont à traverser aucun désert, ce n’est pas une finale d’athlétisme, les plus vaillants sont au coude à coude avec les cossards, les lents et les idiots. La fortune est là, à l’intérieur, répartissant la chance les yeux bandés, téméraire et magnanime. »
Radicalité
Comment la maternité, et ici plus précisément une procréation médicalement assistée, agit sur un amour au long cours ? C’est le propos central de ce deuxième roman de la Catalane Eva Baltasar, par ailleurs poète. Dans Permafrost, on voyait une jeune femme se protéger des influences délétères de sa mère et de sa soeur : « La famille quel admirable dissolvant. Impossible d’atteindre le noyau de l’être à ses côtés », disait-elle. Avec Boulder, formant avec le prochain Mamut (le titre catalan) une trilogie, la romancière continue de briller par son ironie et sa brutalité, sa radicalité. On ne quittera pas le point de vue tendu comme un câble de navire de cette femme entraînée dans un projet dont elle se sent assez vite exclue. Quand l’enfant sera là, une relation va pourtant se dessiner entre le bébé et la mère non biologique, un espace doux à inventer.
Au début du livre, la narratrice est au Chili, elle est cantinière sur un bateau marchand, débarque régulièrement sur la terre ferme, comme un marin de cinéma, avec l’intention de boire et de frotter sa peau à d’autres peaux. Dans le port de Chaitén, la future Boulder rencontre la blonde Samsa. Déclic immédiat et première nuit, où l’on retrouve comme dans Permafrost une écriture acérée pour dire l’amour physique entre femmes : « Je ne baise pas avec elle, je m’y aiguise. Je la bois comme si j’avais été élevée pour le désert. Je l’avale comme si j’avalais des épées, avec un soin vital et très très lentement. Les heures débordent et nous recouvrent. »
Tempête
Cet amour-là va durer longtemps, va transformer la narratrice, transplantée au Chili depuis sa Catalogne, et qui se disait venue de « nulle part, envenimée », aspirant « à des territoires hurlés ». Les deux femmes finissent par partir vivre à Reykjavík, en Islande. Et c’est là, bien plus tard, dans un appartement avec vue sur un quai portuaire, que le désir d’enfant de Samsa va tout bouleverser.
Il y a dans ce livre de très belles scènes, liées à la mer. Les tempêtes dans l’archipel côtier de Chiloé, au début. Et à Reykjavík, celle des tavernes où l’on boit pour oublier la morsure du vent et de l’eau salée. C’est la nuit, Boulder s’éloigne. Le cocon maternel, l’enfant qui tète des heures durant la renvoient à sa solitude. Quand elle a terminé de travailler dans son foodtruck où elle fait des empanadas en série, elle rejoint Ragnar, compagnon de bouteille, auquel elle parle de tout y compris de son désir des femmes. Car l’alcool, c’est bien connu, « nettoie, fait briller la langue, les gencives, l’esprit ».
Le manque de sexe avec Samsa la désespère. Mais une femme de ports ne va pas en rester là. Survient Anna, une brune, cliente du foodtruck. Boulder reconnaît le désir, il « revient vigoureux et ensauvagé ». Quand le premier rendez-vous arrive, elle dit se trouver comme devant « une avenue avec des réverbères et des haut-parleurs qui hurlent la grande nouvelle ». Double brossage des dents, examen devant le miroir, et cette phrase, du Boulder tout craché : « Mes intentions se sont emparées de moi, elles m’occupent avec l’aplomb de ceux qui récupèrent la terre de leurs aïeux. »