Les Inrockuptibles, 17 octobre 2022, par Sylvie Tanette

Boulder d’Eva Baltasar : quand une femme ne veut pas d’enfant avec sa compagne

La Catalane Eva Baltasar crée un personnage féminin atypique : une femme confrontée au désir de maternité de sa compagne.

C’est un personnage féminin comme on en rencontre assez peu. Un bloc de matière brute qu’Eva Baltasar travaille sans nous en livrer tous les secrets. L’histoire d’une femme tout entière construite sur du refus, mais qui pour un temps va se laisser apprivoiser.

C’est la narratrice du roman, embarquée sur un cargo en tant que cuisinière pour les hommes d’équipage. « Je suis une sorte de cantinière, compétente, sans formation. » Son existence d’errance mutique s’arrête le jour où en Patagonie, elle croise Samsa, une scientifique venue d’Europe du Nord. Frappée d’amour fou, elle la suit à Reykjavík, tente de se couler dans une vie de couple mais voilà : Samsa veut un bébé.

Exilée

Peu d’auteur·trices ont su approcher la maternité avec une telle singularité. La narratrice, qui pensait que le désir d’enfanter était une « maladie qui ne frappait que les autres », est paniquée par la transformation de Samsa. Elle se retrouve prise dans une série de sensations contradictoires : elle ne veut pas de ce bébé, elle ne veut pas d’une vie rangée, mais elle aime Samsa. Et ce n’est pas tant l’arrivée de l’enfant qui la terrorise, mais une somme de sensations anciennes. Et les difficultés pour communiquer avec sa compagne la plongent dans une solitude encore plus grande : « La maternité de Samsa est exclusive, elle ne me concerne pas, elle a fait de moi une exilée. » Samsa a baptisé cette femme Boulder, du nom de gros rochers au large de la Patagonie, « des chutes de monde, en surplus, abandonnées après la création, isolées, exposées à tout vent. Nul ne sait d’où elles viennent ». Boulder tente pourtant l’impossible, suivre la procréation médicalement assistée dans laquelle se lance Samsa, l’accompagner aux cours de préparation à l’accouchement, autant de rituels qui lui semblent absurdes.

Le premier roman de cette écrivaine espagnole d’expression catalane avait été traduit chez Verdier (Permafrost, 2020). Mais Eva Baltasar est avant tout une poétesse, et cela fait toute la force de son texte, dans une phrase intense, des images fulgurantes. Il fallait son écriture au plus près des sensations, pour dire ce beau personnage de femme verrouillée dans une carapace de silence, inadaptée au monde, déstabilisée par une histoire de couple imprévue qui la dépasse, et pour toujours hantée par l’appel du large.