Libération, 5 novembre 2022, par Frédérique Fanchette
Berlin, année anar
Un bar, « sous-marin entre l’âge glaciaire et la Commune », les occupations d’immeubles, l’ordinaire après la chute du Mur et avant la Réunification… Avec Stern 111, le romancier retourne dans une ville où « la volupté profonde de l’anarchie » flottait dans l’air.
À un passage entre l’Allemagne de l’Est et celle de l’Ouest, un fils de 26 ans regarde ses parents partir. Ils sont vêtus de leur tenue de randonnée. Le père porte un accordéon dans une mallette faite maison, il a une silhouette bizarre. On est en novembre 1989, le rideau de fer est en train de tomber. La veille, les parents, Inge et Walter, ont sommé Carl de revenir à Gera, en Thuringe, sa ville natale. Ils transmettent les consignes : il lui faudra garder l’appartement, ne rien dire aux voisins, veiller à la bonne marche de la voiture – une Shiguli, fabrication soviétique ; des barquettes congelées l’attendent dans le frigo. Eux fuient à l’Ouest tant que les frontières sont ouvertes.
Stern 111, deuxième roman de Lutz Seiler, débute comme un conte de Grimm à l’envers. D’habitude ce sont les enfants qui partent, abandonnés ou envoyés découvrir l’ailleurs, tel le fameux garçon qui voulait savoir ce qu’était la peur. Alors, que va faire ce fils tournant en rond dans l’appartement familial, butant sur ses souvenirs d’enfance, tandis que l’histoire avec un grand H s’emballe ? Après quelques jours, Carl organise son propre départ, son second rôle dans le scénario parental s’arrête là. Le jeune homme a rempli le coffre de la Shiguli d’outils et de victuailles. Direction Berlin-Est. À destination, bientôt à court d’argent, il rencontre « la bande des malins », un groupe anarchiste formé autour de Hoffi, « le Berger ». Leur QG est le Cloporte, un bar de la Oranienstrasse, « sous-marin entre l’âge glaciaire et la Commune ». Stern 111 va suivre parallèlement ces deux fils narratifs : les tribulations des parents jusqu’en Californie et les aventures berlinoises de Carl. Celles-ci forment la principale part du roman, un fantastique voyage dans le temps, en cette année entre la chute du Mur et la réunification officielle, où la ville au « ciel divisé » est devenue un laboratoire de l’utopie. Dans son premier roman Kruso, Lutz Seiler, né en 1963, abordait déjà cette période, mais dans une petite île de la Baltique, Hiddensee, et on retrouve d’ailleurs dans Stern 111, deux protagonistes du premier roman, dont le principal, Krusowitsch, fils anarchiste d’une huile soviétique. Joint par mail à Berlin où il vit quand il n’est pas à Stockholm, son deuxième lieu de résidence, Lutz Seiler confirme la dimension autofictionnelle de Stern 111 : « Une grande part de ce que je raconte sur Inge et Walter et leur odyssée à travers l’Ouest repose sur ce qu’ont vécu mes parents. J’en ai beaucoup parlé avec eux et j’ai un classeur entier de lettres de ma mère datant de cette époque. J’ai également utilisé ma propre expérience. Ma destination était Berlin-Est, j’habitais au 27 de la Rykestrasse, et j’ai travaillé quelques années comme serveur à l’Assel [bar mythique de la vie underground berlinoise, le Cloporte du roman, ndlr]. C’était un bon et précieux matériau. J’ai besoin de tels points de départ authentiques – et puis, en écrivant, tout change, la langue règne, on veut une certaine mélodie, un son, un rythme, l’invention commence, cela devient autre chose, le texte suit ses propres lois, jusque dans le fantastique, quand une chèvre se met à voler, par exemple. »
Un matelas radeau
Cette chèvre, c’est Dodo, mascotte du Cloporte et fidèle compagne du Berger. Hoffi est un révolutionnaire romantique à barbiche, chef officieux (l’époque est à l’abolition des hiérarchies) de « la bande des malins ». Quand Carl rencontre Dodo, il a la fièvre alité sur une paillasse que l’animal a entrepris de brouter. Le déserteur du Gera parental a vécu des débuts difficiles à Berlin. Il a dormi dans sa voiture dans les rues enneigées, il s’est lavé en catimini dans des cafés, il a manqué de nourriture, d’argent. La rencontre de Hoffi, Ragna qui le soigne, Kleist, Hans et tous les autres, change le cours des choses.
Carl a des atouts, il sait monter et démonter une Kalachnikov en un temps record, il possède les outils bien graissés de son père et une formation de maçon (comme l’auteur). Une bataille pour sauver les immeubles de Berlin de la démolition est en cours, les squatteurs sont légion. Sus aux expulsions ! Avec un pied-de-biche et les conseils de Ragna, Carl a bientôt, lui aussi, un appartement à Prenzlauer Berg, près d’un petit bois, une friche défoncée par des bombes de la Seconde Guerre mondiale. L’immeuble est délabré, le sol penché. Son matelas est arrimé comme un radeau à un établi sur lequel il écrit. Pour récolter un peu d’argent, la nuit, le nouvel arrivant dérive en voiture dans cette ville couturée de toutes parts. Il est chauffeur de taxi clandestin. « Parfois, les gens levaient un bras en sortant de la boîte dans la rue, encore incertains, puis Carl faisait un appel de phares, négligemment, comme dans un film, et avait aussitôt l’impression de faire partie d’un monde fictif, où tout (vraiment tout) pouvait arriver. C’était du bon cinéma, tout dans la tête. Déclenché par une façon de marcher ou de parler. Par son malaise face à lui-même. Par la volupté profonde de l’anarchie qui flottait dans l’air et exhalait un parfum grisant de liberté -de printemps et de liberté, d’où le désir dont chaque respiration l’emplissait, la satisfaction devant tout ce qui s’effondrait et périssait autour de lui, un État entier, un appareil oppressif. » Sur un mur de sa pièce à tout faire, une carte tente de reconstituer le chemin des parents. Les tribulations de Walter et Inge n’ont rien de glorieux : camps d’accueil, emplois précaires, logements insatisfaisants, dédain des habitants de l’Ouest. Mais l’enthousiasme de Inge favorise les retournements de situation, le couple se lie à des soldats américains. Les deux itinéraires, celui des parents, celui du fils, emportés par la force des événements historiques en cours, se déploient comme sur deux planètes différentes. Des lettres font le lien. Carl se débrouille pour faire croire à sa mère, dont il récupère le courrier grâce à une postière, qu’il est toujours dans sa ville natale. Il est plus facile pour lui de donner des nouvelles fictives qu’écrire des poèmes, car il n’arrive pas à dépasser les vingt textes, s’en inquiète, puis pas, voit briller de floues perspectives de publication. Quand il retrouve Effi, grand amour du temps de Gera, qui dessine, grave, fait des performances, il se met au travail avec plus de constance. Mais ne regarde pas au-dehors. « La prétendue réalité et sa plénitude (“la période la plus passionnante de notre vie”, proclamait-on partout) – jamais il ne lui serait venu à l’esprit d’écrire dessus, pas même dans un journal intime, du reste il s’avéra incapable de tenir correctement (régulièrement) un journal. Ce qui intéressait Carl, c’était la réussite du prochain vers, c’était ce vers et sa sonorité, non le naufrage du pays sous ses fenêtres. Si le poème était un échec, la vie était un échec. »
La poésie, port d’attache
On demande alors à Lutz Seiler, venu tardivement au roman après des années consacrées à la poésie, pourquoi trente ans plus tard il a voulu écrire sur cette période unique de l’histoire allemande. « Il a fallu beaucoup de temps avant que je ne perçoive cela comme un matériau narratif. À partir de 2005, l’idée est revenue de temps en temps, mais plusieurs obstacles existaient, notamment la question de savoir si j’avais le droit d’utiliser l’histoire de mes parents, et si oui, comment je devais m’y prendre et dans quelles conditions. J’ai commencé par écrire quelques nouvelles. Dans mon recueil Le Poids du temps [paru en France en 2015], il y en a deux ou trois qui abordent le sujet des parents, et surtout “Un bon fils”, en fait un portrait de mon père en enfant de l’après-guerre, avec un accordéon. En 2010, j’ai commencé sérieusement à écrire le roman, mais je n’ai pas trouvé de bonne solution pour combiner dans un même texte, de manière convaincante, l’histoire des parents et celle de Carl. J’ai essayé pendant un an, puis j’ai abandonné. L’avantage, c’est du moins ce que je me suis dit alors, c’est que je pouvais enfin revenir à la poésie, mon port d’attache. Puis ma femme m’a dit : écris donc quelques pages sur cette histoire de Hiddensee qui t’a toujours plu. Au départ, cela devait être un petit chapitre rétrospectif dans le roman abandonné. Les cinq pages se sont finalement transformées en 500, c’est devenu Kruso. Après j’ai repris le projet de Stern 111. Il m’a peut-être fallu devenir aussi vieux que mes parents à l’époque pour pouvoir l’écrire. Cela m’a permis d’admirer cette énergie incroyable, cette force et ce courage de repartir complètement à zéro à cet âge. » Les parents sillonnent toute l’Allemagne, se retrouvent en Suisse, puis ce sera la grande traversée. Carl, lui, à part une brève escapade parisienne avec Effi, se contente de quelques rues berlinoises. Assez vite, on lit : « C’était sa période d’acclimatation, il s’appropriait peu à peu son propre domaine, son claim, se disait-il, car il se plaisait à penser dans le langage des chercheurs d’or. Son claim était limité, plus petit en fait que le village dont sa famille était originaire. Derrière s’étendait la ville, elle était à ses pieds, comme l’on dit, mais en réalité telle une sorte d’au-delà, très loin. Carl n’en demandait pas davantage -rien que trois, quatre chemins où se sentir hébergé en marchant. » Une zone bien délimitée et un temps réduit, cette année où tout semblait possible : peut-on parler, après l’île de Hiddensee, d’hétérotopie, concept de Michel Foucault, qui définissait ainsi le lieu physique de l’utopie (en gros et en partie des espaces concrets qui abritent l’imaginaire, comme un théâtre ou une cabane d’enfant) ? « Foucault est une lecture importante pour moi depuis trente ans, répond Lutz Seiler. Pour un nouveau projet, je viens de me pencher assez intensément sur ses premières années à Uppsala. Comme je vis moi-même à Stockholm la moitié de mon temps, je suis proche des sources. Mais pour celui qui écrit et qui ne veut pas perdre de vue les utopies sociales, il n’est peut-être pas si important de savoir qui a décrit le phénomène et avec quels termes. Cet espace de liberté anarchique que je décris dans Stern 111 a existé, dans la période historique entre la chute du Mur le 9 novembre 1989 et la Réunification le 3 octobre 1990. Cette courte année d’anarchie en Allemagne de l’Est est à peine évoquée dans l’historiographie officielle, c’est aussi ce qui m’a incité à écrire à ce sujet. »
Chiens de l’armée recyclés
Les strates historiques, les rêves utopiques ou non, une pincée de fantastique le Berlin de Stern 111 réveille la nostalgie pour une ville qui ne ressemblait alors à nulle autre. On voudrait s’attarder là, au Cloporte, où se croisent ouvriers, tapineuses, soldats soviétiques sur le départ et anarchistes bourrés d’idées. Exemple : le recyclage des chiens de l’armée est-allemande pour aider dans la lutte contre les expulsions. On aimerait réécouter la vieille voisine Knospe, si âgée qu’elle se hisse à une corde pour gravir l’escalier de la Rykestrasse, on aimerait revoir tomber dans l’ancien abri aérien voisin, « gouffre des morts », le méchant homme Wrubel, agent du capitalisme, ou entendre encore la voix de Hoffi, devenu transparent comme l’artiste de la faim de Kafka, prononçant depuis son tas de paille des mots en « A », A pour anarchie. Aussi, quand on est arraché à ce cocon nébuleux pour filer en Californie, le choc est violent. C’est un bain de couleurs, de sons. Carl va découvrir la face cachée de ses parents, leur amour de la musique, la brève rencontre avant le Mur avec Bill Haley (1925-1981, Rock Around the Clock). C’est là aussi qu’on comprend le sens profond du titre. « Stern 111 » était la référence d’un transistor à grille fabriqué à l’Est. Un exemplaire a trôné sur la table du salon pendant toute l’enfance de Lutz Seiler. Orné d’une étoile rouge, il permettait à ceux de l’Est d’écouter la musique de l’Ouest. Et voilà pourquoi un jour de novembre 1989, l’ancien enfant à l’accordéon Walter, son instrument sur le dos, partit à la découverte du vaste monde. ?
« C’était sa période d’acclimatation, il s’appropriait peu à peu son propre domaine, son “claim”, se disait-il, car il se plaisait à penser dans le langage des chercheurs d’or. »