Le Monde des livres, 12 novembre 2022, par Ariane Singer

Corps nomade

La Catalane ne reste jamais longtemps au même endroit. Ses personnages non plus. Boulder est le deuxième volet de sa trilogie sur trois femmes.

Derrière elle, un mur froid et nu : l’opposé exact de ce que l’on perçoit de sa personnalité. Le fond d’écran uniforme sur lequel apparaît la romancière Eva Baltasar ne dira rien des montagnes de la Catalogne espagnole, près de chez elle, à Cardedeu, où elle a régulièrement besoin d’aller marcher et écrire. Rien non plus d’un intérieur que l’on devine accueillant et peuplé de livres. Une froideur de façade, donc, qui contraste avec la fréquence de ses éclats de rire, sa volubilité et, finalement, son aisance à se dévoiler.

On s’amuse à reconnaître dans cette contradiction des traits communs avec les protagonistes de Permafrost (Verdier, 2020), son premier roman, et de Boulder, qui vient de paraître. Chacune à sa façon vit derrière une carapace, ou dans une bulle, tenant à distance un environnement hostile, alors qu’à l’intérieur couve un feu ardent, surgissent des failles, des explosions, des bonheurs profonds et autant de désespoirs. « Mes héroïnes sont des miroirs de moi-même », reconnaît l’écrivaine, qui refuse pour autant le terme d’autobiographie lorsqu’elle parle de son projet littéraire.

Son projet ? Une trilogie romanesque sur les vies et les désirs de trois femmes, chacune s’exprimant à la première personne, dont les deux premiers volumes ont remporté un succès inattendu : 54 000 exemplaires écoulés, rien qu’en catalan, sans compter ceux vendus dans treize autres langues. L’idée de cette série, raconte Eva Baltasar, a surgi d’un heureux hasard : une consultation chez une thérapeute au terme de laquelle celle-ci, jugeant sa pensée déstructurée, lui demande d’écrire sa biographie en quatre pages. Elle est alors une poétesse reconnue dans son pays, autrice d’une dizaine de recueils, tous primés.

« Je suis rentrée chez moi, j’ai commencé à écrire, poursuit-elle. Au bout de dix minutes, j’ai trouvé cela extrêmement ennuyeux. Mais je me suis rendu compte que j’avais commencé à mentir, en inventant de petites anecdotes, ou en introduisant des réflexions factices pour rendre la lecture plus intéressante pour la psychologue. Cela m’a beaucoup amusée. J’avais découvert une voix qui me plaisait beaucoup et j’ai voulu voir où tout cela me mènerait. J’ai décidé de continuer. » Permafrost, l’histoire d’une jeune lesbienne peinant à s’engager dans une vie amoureuse stable et sereine, était né. Et l’écrivaine n’est jamais retournée chez la psy.

Le recours à la fiction romanesque fut une première pour cette autrice qui écrit (exclusivement en catalan) depuis qu’elle est en âge de manier un stylo. A 10 ans, Eva Baltasar est une lectrice compulsive. À l’époque, sa mère est abonnée à un cercle de lecture et stocke, dans la bibliothèque de sa chambre d’enfant, les nombreux livres qu’elle reçoit par la poste. Sa fille en dévore méthodiquement le contenu, avant de s’attaquer, tout aussi voracement, à celui de la bibliothèque municipale. Parallèlement, elle tient des journaux intimes, et se tourne bientôt vers la poésie, comme Sylvia Plath (1932-1963), Anne Sexton (1928-1974), ou encore Walt Whitman (1819-1892), qui font partie de son panthéon littéraire.

Pour Permafrost, c’est d’ailleurs en poétesse qu’Eva Baltasar travaille le langage, les images, le rythme et la musicalité des phrases. Elle entrevoit d’emblée cette œuvre comme un triptyque, dont les titres renvoient au vocabulaire géologique ou animal, une manière de décrire métaphoriquement ses protagonistes. Permafrost, la couche de gel dont la première s’entoure. Boulder  : un rocher isolé et fort, luttant contre les éléments et capable de tout supporter malgré ses fissures. Mamut, titre de son nouveau roman, paru au printemps en Espagne, non encore traduit : une jeune lesbienne déterminée, qui abandonne la ville pour aller vivre en pleine nature, et souhaite ardemment devenir mère.

Comme toutes ces femmes, l’écrivaine se dit « très nomade ». À 44 ans, elle n’a jamais vécu plus de huit ans au même endroit. Depuis qu’elle a quitté les vignobles du Penedès, où elle a grandi, pour aller étudier à Barcelone, elle a écumé de nombreuses régions du monde. « Je suis très curieuse de la façon dont vivent les gens. J’aime travailler dans différents endroits pour me tester moi-même », confie cette diplômée en pédagogie, qui a exercé de nombreux métiers avant de devenir, un temps, institutrice. Comme Permafrost – chacune de ses héroïnes donne son nom au livre – quittant la Catalogne pour Bruxelles, Eva Baltasar est partie étudier la philosophie à Berlin sans parler un mot d’allemand. Comme Boulder, elle a arpenté le Chili, ses îles et ses tempêtes spectaculaires, seule, à 20 ans. Comme Mamut, enfin, elle a choisi de tout quitter, il y a une quinzaine d’années, pour aller, pendant trois ans, s’occuper de moutons dans un champ isolé du centre de la Catalogne. Elle continue d’ailleurs de fabriquer ses propres fromages.

Mais c’est le rapport au corps et au désir féminin qui rapproche le plus la romancière de ses personnages. Son premier recueil de poèmes, Laia (2008, non traduit), publié à 30 ans, disait déjà l’amour sensuel la liant à son épouse d’alors, qu’elle venait de rencontrer. Son dernier recueil, Nus Schiele (2021, non traduit), offre un dialogue intime avec les modèles féminins d’Egon Schiele, qu’elle envisage comme des doubles de ses propres personnages. Toute son œuvre, en particulier sa trilogie, explore l’intimité des femmes, et leur sexualité « définit largement »ses protagonistes. Mais, loin de toute intention provocatrice ou pornographique, Eva Baltasar la dépeint avec les outils de la poésie.

« J’écris plus facilement sur le sexe que sur n’importe quoi d’autre, expliquet-elle. Nous sommes tous des enfants du sexe. C’est une expérience transformatrice, radicale, bouleversante. Le sexe, y compris quand je le vis, est rempli d’odeurs, de saveurs, de mots. L’écriture s’en emplit à son tour. J’utilise peu d’images pour l’évoquer, mais elles sont choisies. »Inutile de chercher dans ces scènes un quelconque manifeste lesbien : l’homosexualité, insiste-t-elle, n’est pas le thème de ses livres. Raison, sans doute, pour laquelle tant de lecteurs, hommes, femmes, quels que soient leur âge et leur orientation sexuelle, se sont identifiés à ses personnages.

De la même façon, beaucoup se sont reconnus dans sa manière d’aborder la maternité, un sujet central de son œuvre, notamment dans Boulder, où l’héroïne baroudeuse se voit imposer l’arrivée d’un bébé par sa compagne, Samsa. Sa vie de couple, déjà trop installée à son goût, vole en éclats avec la naissance de l’enfant et les rapports fusionnels que sa mère biologique se met à entretenir avec lui. À écouter Eva Baltasar, on imagine naturellement que c’est en Samsa qu’elle voit son double. Elle qui a « toujours voulu être mère » l’est devenue une première fois à 24 ans, seule, à un moment où la monoparentalité était encore rare en Espagne. « On me prenait pour la baby-sitter », en rit-elle encore. C’est pourtant de Boulder, la mère qui n’a pas donné la vie, qu’elle se sent le plus proche. « Comme elle, j’ai besoin de préserver mon identité profonde et ma solitude. La maternité occupe toute la place. On peut s’y perdre si on ne fait pas attention. » Écrire ou être mère. Ce dilemme, vieux comme la littérature, Eva Baltasar a refusé de le trancher. Régulièrement, pendant plusieurs jours, elle trouve refuge dans un couvent, pour renouer avec elle-même et écrire dans le calme. L’inspiration y est généreuse, même si les murs sont, là aussi, austères et nus.

Entre lave et glace

Deux îles distinctes servent de cadre au récit de Boulder, deuxième volume de la « trilogie féminine » d’Eva Baltasar, entamée en 2018 avec Permafrost. La première, Chiloé, dans le sud-ouest du Chili, constitue un simple port d’attache pour la protagoniste, qui a quitté sa vie européenne et travaille comme cuisinière sur un cargo. La deuxième, l’Islande, est la terre où elle finit par s’enraciner contre son gré, après y avoir suivi son amante, Samsa. Entre ces deux territoires antagonistes – l’un fonctionnant comme un écrin au besoin de solitude de la narratrice, l’autre, comme son fossoyeur –, la romancière déroule une histoire vibrante, explorant les étapes d’un amour entre les deux femmes, que l’arrivée d’un enfant, imposé par Samsa à Boulder, finira par ébranler. Loin d’être un énième roman sur la maternité et ses contraintes, Boulder explore surtout le rapport au corps et à la sensualité quand l’équilibre amoureux se rompt. De l’ardeur à la distanciation, Eva Baltasar déploie un subtil éventail de sentiments, grâce à une langue finement sculptée d’où jaillissent des images inattendues et superbes.

Désamorçant le tragique d’un amour qui s’assèche, l’humour de la romancière, renforcé par son sens de la concision, lui permet d’interroger la place de l’« autre » parent, dans une vie qui l’exclut chaque jour davantage. Fait d’autant de lave que de glace, Boulder consacre le talent d’Eva Baltasar pour sonder l’intimité de femmes ballottées par de puissants courants contraires.