Télérama, 13 mars 2023, par Marine Landrot

L’un a été écrit en japonais avant la crise sanitaire (En éclaireur), l’autre est traduit de l’allemand – par le fidèle Bernard Banoun – et se situe pendant le confinement (L’Ange transtibétain), mais tous deux sont signés par Yoko Tawada, dont les éditions Verdier publient depuis vingt ans l’œuvre inclassable et polyglotte, aussi érudite que farceuse. Nous avions déjà célébré la douce fantaisie de ses romans comme Le Voyage à Bordeaux, sur les acrobaties mythomanes d’une étudiante japonaise se faisant passer pour une spécialiste de Racine, ou L’Œil nu, sur la fascination d’une réfugiée d’Allemagne de l’Est pour Catherine Deneuve. Les deux ouvrages qui paraissent aujourd’hui vibrent du même rire sous cape et de la même sensibilité aiguë.

Dystopie effilée, En éclaireur présente un centenaire, vivant seul avec son arrière-petit-fils, dans un Japon futuriste dont tous les écrans ont disparu, où les feux de circulation clignotent sans que plus personne n’en connaisse le sens, où « l’odeur de tabac froid se glace dans un silence couleur de mercure ». Le vieil homme fantasque loue chaque jour un chien différent pour accompagner sa course à pied, tandis que l’enfant, excessivement raisonnable, fait montre d’une sagesse ancestrale. Au bord du gouffre, mais d’une sérénité profonde, leur duo enchante, même lorsqu’une immixtion dans les pensées du garçon révèle sa duplicité. Le dédoublement de personnalité a toujours passionné Yoko Tawada, délicieux effet secondaire de son multilinguisme brillant. Le héros de L’Ange transtibétain a ce don d’ubiquité, stimulé par son admiration obsessionnelle pour le poète Paul Celan, qui le met dans un état second, coupé du réel, en communication avec des personnages imaginaires. Entre la vénération et la folie, la frontière est aussi mince, dans son esprit, que les « omoplates angéliques qui transparaissent à travers le fin tissu de soie artificielle » de la serveuse qui ose lui proposer des boissons ne figurant dans aucun poème de son idole. Yoko Tawada écrit toujours debout sur cette frontière, admirable funambule retenant son souffle enjoué.