L’Humanité, 4 mai 2023, par Alain Nicolas

Tokyo, ses orties, son gingembre, ses enfants mutants

En 2050, dans un Japon post-catastrophe, un écrivain centenaire observe les mutations du corps de son arrière-petit-fils et de la langue du pays. Une dystopie de Yoko Tawada, autrice d’Opium pour Ovide et National Book Award étranger 2018.

Yoshiro rentre essoufflé de cette activité oiseuse qu’on appelait autrefois « jogging ». C’était avant que le mot soit interdit et remplacé par « kakeochi », qui signifie « faire baisser la tension ». Depuis quelque temps, le nombre de mots d’origine étrangère qui disparaissent s’accroît. Dans certains cas, on les traduit. La plupart du temps, un équivalent phonétique est trouvé, qui, noté en idéogrammes japonais, a un autre sens. Ainsi, « offline », hors connexion, est-il devenu « O-fu-ra-in », littéralement « respectable obscénité des femmes nues ». Rien à voir avec Internet. De toute façon, comme les autres réseaux et le téléphone, il a disparu.

Drôle de Japon que celui que décrit Yoko Tawada dans En éclaireur. Plus que centenaire, Yoshiro a quitté depuis peu la catégorie des « entre-deux âges » où l’on entre à quatre-vingt-dix ans après quinze années chez les « jeunes seniors ». Cette étonnante longévité, en bonne santé, explique qu’ils soient encore tous au travail, alors qu’« à une époque, les jeunes soixantenaires partaient déjà à la retraite ». Est-ce la contrepartie de la fragilité des jeunes générations ? Mumei, l’arrière-petit-fils de Yoshiro, qui l’élève seul, va mal. Il a des problèmes musculaires et articulaires, et se verrait volontiers, comme une affiche officielle l’y invite, « apprendre du poulpe à vivre en invertébré ». Il perd d’un coup toutes ses dents de lait, ne digère ni les produits lactés ni les fruits. Trouver une source de protéine est un casse-tête, d’autant plus que l’agriculture du pays a été bouleversée.

Yoko Tawada ne détaille pas les causes de la catastrophe. Accident nucléaire, comme peut le faire penser l’insistance sur la génétique ? De fait, on apprend que « mutation est un terme discriminatoire ». Mais peut-être un effet de la pollution chimique, ou d’un virus. Toujours est-il que le pays s’est coupé du monde, plus pour éviter de le contaminer que pour se protéger lui-même, dit-on ; à moins que les autres l’aient mis en quarantaine. Le pouvoir, dont l’autrice ne dit rien, semble se contenter de gérer autoritairement une pénurie toujours plus sévère, s’intéressant surtout au contrôle de la parole et de la langue japonaise. Une loi interdit de prononcer le nom d’une ville étrangère. On rebaptise les jours de fête. Le « Jour des enfants » devient « Jour des excuses aux enfants » et le « Jour des personnes âgées » « Jour des seniors tenez bon ! ». Quand on emmène son enfant à la visite médicale mensuelle, on ne va plus à la « consultation », mot qui rappelle trop « condamnation ». Yoshiro, écrivain, suit – avec une nostalgie retenue mais un intérêt professionnel – ces mutations linguistiques.

Un terroir maraîcher d’avant la modernisation

Yoko Tawada construit avec En éclaireur un monde où le désastre annoncé est advenu. Elle ne le dépeint pas comme une apocalypse à grand spectacle, mais comme une manière d’inversion des caractéristiques biologiques et des modes de vie de l’espèce humaine. Les vieux vivent plus vieux et restent en forme plus longtemps. Les enfants dépérissent et meurent. Les identités se referment et s’isolent. Le Japon, à la pointe de la surenchère technologique, redevient le terroir maraîcher et pastoral d’avant la modernisation de la fin du dix-neuvième siècle. Tokyo, dont les célèbres buildings de Shinjuku sont recolonisés par la forêt, cherche à se refaire une image de marque avec ses spécialités locales, le gingembre et l’ortie. Un retour en arrière qui renvoie explicitement à l’époque d’avant où le Japon se voulait coupé du monde. Yoshiro a d’ailleurs écrit un essai établissant que cet isolement était mythique, qui fut évidemment refusé.

L’espoir vient peut-être des enfants. Plus préoccupé de Yoshiro que de ses propres problèmes, Mumei réagit avec énergie à tout. Incarnation de l’échec de toute identité, il est fils d’une femme qui a pris après sa mort l’apparence d’un signe – on retrouve là un thème favori de l’autrice d’Opium pour Ovide (Verdier, 2002). Il est ouvert à toutes les transformations, y compris à celle, surprenante, qu’on ne dévoilera pas. Pourra-t-il être un « Éclaireur », un de ses enfants envoyés vers les autres humains pour devenir les sujets d’une recherche salvatrice ? Yoko Tawada construit autour de ces thèmes une fiction imaginative et subtile, à la dramaturgie minimale, mais d’une puissance irrésistible.

L’Ange transtibétain, de Yoko Tawada (traduit de l’allemand par Bernard Banoun, Verdier), paraît simultanément. Il a pour thème, à propos du poète Paul Celan, la poésie et la traduction, et résonne fortement avec En éclaireur.