La Libre Belgique, 20 novembre 2023, entretien réalisé par Geneviève Simon

« On respire toujours avec les autres, parmi les autres, par les autres »

Après Nos cabanes, Marielle Macé publie Respire. Partant de tout ce qui est irrespirable dans notre époque troublée, elle nous propose de reprendre de l’air – et par là déploie un ensemble de valeurs à cultiver.

« Ce livre vient de loin : d’un long passé dans la respiration. Il vient des paysages intoxiqués de ma naissance, d’une familiarité avec les pathologies qui touchent depuis longtemps certains métiers, certains pays, certaines classes sociales, des étouffements occasionnels d’une enfance convalescente, et de l’amour confusément éprouvé pour tout ce qui donne d’emblée de l’air : l’eau, le large, le calme, les retours, les départs, la fraternité, la parole vraie… » C’est ainsi que Marielle Macé, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de littérature française, nous introduit dans Respire, un livre intelligent, sensible, aussi personnel que précieux, auquel elle pensait depuis longtemps et qu’elle a écrit alors qu’elle était pensionnaire de la Villa Médicis, à Rome. Après Nos cabanes, elle nous invite à plonger dans une réflexion puissante, dont la portée entre en résonance avec les conséquences de la pandémie de Covid, notamment.

Entretien

Respire part d’un constat : tout est intoxiqué dans notre monde, et la situation s’est encore dégradée depuis que vous avez écrit le livre, tant au niveau environnemental que social et international.

Beaucoup d’espaces de beauté et de santé existent, heureusement, et la vie nous surprend toujours, mais le toxique touche effectivement de très nombreux niveaux de l’existence : climatique, sanitaire, professionnel, psychique, politique. Et le retour des guerres dans notre quotidien est venu ajouter à cette avalanche de pollutions qui fait qu’on peine à respirer dans ce monde, à l’aimer, et parfois à garder confiance dans la vie.

Du Covid à la mort de George Floyd, tué par un policier à Minneapolis en 2020 alors qu’il l’implorait (« I can’t breathe »), en passant par une distribution inégale des contaminations, respirer a un lien très étroit avec la justice sociale.

C’est quelque chose dont je suis familière depuis longtemps, dans ma famille et ma région d’origine, où certains travailleurs sont en contact avec des substances dangereuses et en tombent malades. On ne respire pas tous le même air en fonction des métiers qu’on exerce et des lieux qu’on habite. Et je me suis rendu compte qu’une sorte de racisme respiratoire existe aussi depuis longtemps. Les pollutions font leur chemin vers les plus pauvres et les plus discriminés. L’air devrait être quelque chose qu’on partage, mais la toxicité touche surtout ceux qui sont déjà dans des situations de précarité.

D’une certaine manière, le Covid ne nous a-t-il pas mis, un temps, sur pied d’égalité ? Tout le monde pouvait contracter la maladie, devait porter un masque, était confronté à sa fragilité…

Absolument. Ces asphyxies, ces peines à respirer sont devenues une expérience collective. La toxicité de l’atmosphère, que ce soit pendant la pandémie ou pendant les canicules, qui sont devenues la norme chaque été, est désormais inscrite dans les corps. Le Covid a sans doute été l’occasion d’une nouvelle conscience collective du rapport à l’air ambiant.

Grâce à votre livre, on peut aussi tisser des liens entre respirer et espérer, deux mots qui sont assez proches à l’oreille.

Entre ce qu’on vient de dire sur l’irrespirable, et le fait que ce petit livre essaie effectivement de faire entendre le mot « espérer » sous le mot « respirer », il y a la conviction qu’on ne peut pas respirer tout seul. C’est la proposition centrale de mon texte : cesser de considérer la respiration comme une affaire individuelle, un rendez-vous entre mon corps et mon environnement immédiat, pour se dire que respirer consiste à participer d’un monde beaucoup plus vaste. Notre respiration, on la doit à beaucoup d’autres vivants, tout près de nous ou bien plus loin. Respirer, c’est faire partie d’un monde, y prendre part, y contribuer, s’y compromettre même. À partir de cette conviction qu’on respire toujours avec les autres, parmi les autres, par les autres, on peut se dire que mieux respirer ne voudra pas seulement dire accéder à un air plus pur, mais aussi mieux partager l’air disponible, exercer des solidarités, prendre soin, vérifier notre humanité… Il y a un point de rencontre entre la respiration et l’espérance d’une vie différente, qui passe par la qualité des liens qu’on a avec les autres et avec les paysages autour de nous. En médecine, on parle d’« espérance de vie » en termes quantitatifs, mais on peut y entendre l’espoir d’une qualité de vie, d’une vie aimable, désirable, respirable. Et cela se joue dans un environnement plus vaste.

Cette interdépendance n’est pas anodine. Vous rappelez d’ailleurs que « l’air qu’on inhale est passé et passera par d’autres poumons, par d’autres formes de vie, d’autres matières ». Nous sommes donc tous responsables ?

Le mouvement est double, en effet : on se laisse traverser par l’expiration des autres, et à notre tour on façonne par notre souffle nos milieux de vie. La respiration repose sur cette interdépendance, avec tout ce que cela implique de responsabilité : chacun de nous contribue aussi à la santé ou à la pollution des paysages. C’est pour cette raison que j’essaie d’élargir l’idée de respiration aux gestes qu’on accomplit, à la parole qu’on dépose dans l’espace commun. Il y a toutes sortes de manières de contribuer à rendre le monde un peu plus respirable.

« Peut-être d’ailleurs qu’on ne parle que pour respirer », écrivez-vous en citant un poète.

C’est une conviction que je partage avec beaucoup de poètes. Parler fait partie de vivre, et l’atmosphère de nos vies dépend aussi de la façon dont on parle du monde, dont on se parle, dont on se relie les uns aux autres dans la parole. Parler vrai, entretenir des liens sincères, lutter contre les arrogances et les parlers toxiques… Idéalement, parler c’est comme un serrement de mains, un exercice de fraternité. Et pour ma part, c’est souvent ce que j’entends, ce que je lis, ce que je partage, qui rend mon présent plus ou moins respirable.

La plupart du temps, on respire sans y penser. Or vous nous dites qu’on doit consentir à respirer – ce que les asthmatiques, ceux qui souffrent d’allergie, ou les bébés prématurés expérimentent plus que d’autres.

Oui, c’est comme si respirer supposait un acquiescement : il faut être d’accord, d’accord pour vivre et prendre sa part de ce monde. C’est ce qui est en jeu dans les naissances difficiles, quand des bébés sont en état de détresse respiratoire, ou ne sont pas physiologiquement prêts à respirer s’ils naissent très prématurés; je crois que les poumons sont d’ailleurs les derniers organes à être matures. Même si la respiration est une nécessité physiologique, et un mouvement réflexe, c’est aussi une fonction qu’on peut en partie contrôler – pensez à l’apnée. Et c’est toujours une reprise, un recommencement. On le sent dans l’asthme ou les allergies, qui nous ramènent symboliquement à une sorte d’essoufflement initial. J’exagère un peu bien sûr, mais c’est comme si respirer portait cette vérité-là : la nécessité de réaffirmer notre amour de la vie en permanence, dire et redire sans cesse notre acquiescement au fait d’être en vie. C’est une expérience double, l’expérience d’un manque et de la réponse à apporter en permanence à ce manque. Et cette réponse consiste à affirmer la vie.

Est-ce en ce sens que vous nous encouragez à être des respirants ?

C’est un mot que j’emprunte au poète Charles Pennequin : « Tenter d’être un respirant. » Ça m’a beaucoup plu, je trouve que c’est la chose la plus simple à espérer, et l’encouragement le plus juste à formuler. Dire qu’il faudrait réapprendre à respirer ou faire un effort pour respirer mieux, ce serait déjà trop, ce serait manquer la question. Il n’y a pas à se rééduquer, et vouloir être « performant » jusque dans la respiration. On peut, plus simplement, espérer être un respirant. C’est la manière la plus libre, la plus légère de le dire. Manquerait plus que ça, qu’on doive être efficace même dans la respiration ! Non, repos ! On doit pouvoir respirer, dans tous les sens du terme.

Cela suppose-t-il une volonté ?

Ce n’est ni actif ni passif, c’est un état d’existence qui est tout ça à la fois, individuel et collectif, absolument intime et absolument politique, absolument volontaire et absolument involontaire, une force de vie et une preuve de vulnérabilité en même temps. La respiration ouvre tout un paysage de valeurs, les plus fragiles comme les plus lumineuses. C’est un mot très fort, qui porte une espérance, une joie puissante, je trouve.