Le Figaro, 6 juin 2024, par Thierry Clermont
Peter Handke : penseur de l’instantané
Les carnets de notes d’un observateur hors pair en quête de quiétude.
Voilà un demi-siècle que Peter Handke noircit ses carnets de notes, depuis Le Poids du monde (paru en 1977), jusqu’à [ces Dialogues intérieurs à la périphérie], en passant par L’Histoire du crayon, Le Recommencement, À ma fenêtre le matin et Hier en chemin. Des bribes d’impressions, des fragments d’observations, des réflexions, des notes de lectures, des souvenirs, des pensées discontinues, toujours sur le mode épiphanique et abréviatif.
Plus qu’un laboratoire central, cet ensemble quasi intimiste, bâti en parallèle de celle de romancier, de dramaturge et de scénariste, constitue non pas un appendice ou un satellite littéraire à son œuvre, mais bel et bien son axe central, et mouvant. Les 280 pages de Dialogues intérieurs à la périphérie, écrites entre 2016 et 2021, contemporaines de la rédaction de son roman La Voleuse de fruits et de sa pièce de théâtre Zdenek Adamec, en témoignent.
L’auteur de La Femme gauchère et du revigorant Essai sur la fatigue s’y montre en quête de sérénité, de calme, de quiétude, de « joyeuse négligence », loin du fracas du monde, entre son jardin de Chaville, près de la forêt de Meudon, où il s’est installé voilà une trentaine d’années, et sa maison du Vexin picard. C’est avec plaisir, gourmandise, étonnement jubilatoire, que l’on découvre ses « harpes de phrase », ses « monologues involontaires », égrenés au fil des pages, par celui qui se dit « marcheur des angles » et s’avoue « jardinier de l’espace intermédiaire ».
On y croise ou surprend une pie juchée sur un tilleul, la chute des faînes d’un hêtre, le cèdre du Liban qui domine le jardin, le sifflement d’un merle (ces « gazouilleurs de l’horizon »). Apparaissent un couple de geais, un albatros dans un champ de betteraves, des foulques parcourant l’eau d’un étang, « le sanglot des rossignols en plein jour », une coccinelle sur le rebord de la fenêtre, un vol d’hirondelles, un chevreuil apeuré, des enfants sur une balançoire, le souvenir de sa mère Marie, d’origine slovène, qui mit fin à ses jours à cinquante et un ans.
Plus qu’un « reportage d’une conscience », selon son expression, c’est un bouquet de fantaisies, parfois érudites, toujours sensibles, qu’il a composé là, en consignant également un rêve matinal, une bribe de conversation surprise dans un train de banlieue…
Ailleurs, le lauréat du prix Nobel 2019 évoque Robinson Crusoé et Gulliver, Rilke, Baudelaire, Cézanne (qui fait écho à sa Leçon de la Sainte-Victoire, paru en 1980), Raymond Chandler, L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford, une chanson de Johnny Cash, une autre de Bob Dylan, Thérèse d’Avila.
Au chapitre des citations et des commentaires, on relèvera Vie de Henry Brulard de Stendhal, les Évangiles, Eugénie Grandet, Les Cartons de mon arrière-grand-père de Stifter, Dickens, René Char (qu’il avait traduit en allemand), André Dhôtel, Emily Dickinson, Goethe, la grande reporter Annemarie Schwarzenbach, Colette (« L’étonnement religieux de la première caresse »). Et même Le Courrier picard avec son horoscope du jour.
Un bouquet de fantaisies
Quelques notes de son carnet de bord ont un avant-goût de haïku. Ainsi : « Une façon de trinité : ciel gris clair/vent légèrement soufflant à un rythme régulier/patience », ou encore : « Un silence s’installa, comme si le temps avait cessé de sonner. » D’autres ont le parfum de la sentence ou de l’aphorisme : « Il est bon pour la santé de traîner avec le langage » « Le plus douloureux des lointains : le lointain de la joie » « Heure de la mort : la paume devient labyrinthe. » Et durant l’été 2020 : « Qui se met en danger se sent revivre en lui. » Enfin, plus métaphysique : « S’oublier veut dire faire quelque chose du temps. »
On songe ici ou là à l’aveu d’Alvaro de Campos, un des multiples hétéronymes de Pessoa, qui avouait, dans Passage des heures, « Je suis un dialogue permanent. » Ailleurs, le scénariste des Ailes du désir s’interroge (« Est-ce que ça existe : une avidité amicale, même tendre, sinon joyeuse? ») ; ajoute un huitième péché capital, celui de l’autosatisfaction, puis celui de l’injustice, et imagine de nouveaux commandements au Décalogue.
Plus qu’un « reportage d’une conscience », selon son expression, c’est un bouquet de fantaisies, parfois érudites, toujours sensibles, qu’il a composé là, en consignant également un rêve matinal, une bribe de conversation surprise dans un train de banlieue, un propos entendu au bistrot, en recueillant les entrées d’un vieux dictionnaire, ou les SMS nocturnes de son peintre-carrossier. « Penseur de l’instantané : je ne suis que cela », affirmait-il déjà à la fin des années 1980, dans Hier en chemin. Et c’est là tout le charme de cette écriture vagabonde, lumineuse, dont on ne se lassera pas.