Rainer Maria Rilke
Lettres à Yvonne von Wattenwyl
Correspondance inédite. Traduit de l’allemand par Yvonne Gmür. Texte établi par Hugo Sarbach. Présenté par Jean-Yves Masson
Collection : Der Doppelgänger
112 pages
11,66 €
Tirage de tête : 39 €
978-2-86432-210-8
novembre 1994
En juin 1919, la fin de la guerre lui permettant de recouvrer sa liberté, Rilke arrive en Suisse pour ce qu’il pense n’être qu’un bref séjour. C’est à Berne qu’il rencontre Yvonne von Wattenwyl, une jeune femme de vingt-huit ans dont l’amitié attentive et les confidences vont accompagner les dernières années de sa vie. Les trente-deux lettres ici rassemblées sont une source de renseignements sur les dernières années de la vie du poète. Écrites en allemand pour les deux tiers et conservées à la bibliothèque de la fondation Rilke de Sierre, elles rendent surtout Rilke étonnamment présent.
On le verra ainsi confier discrètement ses soucis quotidiens (à commencer par l’expiration de son permis de séjour, que sa qualité d’apatride rend difficile à prolonger et que le mari d’Yvonne von Wattenwyl parvient à faire renouveler), mais aussi évoquer avec pudeur l’état d’inachèvement des Élégies de Duino, décliner l’offre de contrôler personnellement une traduction de Rodin – tout à son attente, Rilke ne veut pas renouer avec ses écrits anciens –, parler aussi de sa quête anxieuse d’un lieu où se fixer durablement. Mais surtout, de lettre en lettre, Rilke ne cache rien ici de sa fragilité, de son besoin de vérité et de sa conscience aiguë de l’irrémédiable.
Soglio (Val Bregaglia)
le 21 août 1919
Ma chère Amie,
Vous m’écrivez de nombreuses pages, vous racontez –, vous êtes bonne pour moi : et à la fin vous dites qu’une telle lettre pourrait être décevante pour moi ! Cependant, dix mots auraient suffi pour vous rapprocher de moi et mettre un terme à l’inquiétude que j’éprouvais pour vous. Vous devez savoir que je porte toujours une de vos lettres sur moi, comme attestation de la plus belle, de la plus riche manifestation du destin à mon égard en Suisse. – Cette lettre, l’avant-dernière maintenant, était déjà tellement usée et vieillie et elle portait encore l’adresse du Baur-au-Lac – : je reconnaissais à cela depuis combien de temps vous ne vous étiez plus confiée à moi, bonne Amie. Mais maintenant je suis complètement renseigné et je promets de ne plus jamais vous presser de me donner des nouvelles. Celles que vous me donnez sont dans l’ensemble bonnes, connaître des épreuves, une situation difficile à surmonter et s’efforcer d’y parvenir – : qui pourrait ne pas considérer cela comme un élément essentiel de la vie ? Les difficultés, lorsqu’on sait les supporter, indiquent aussi le poids spécifique de la vie et nous donnent la mesure de notre force, celle sur laquelle nous pourrons aussi compter dorénavant dans le bonheur et la félicité. Il est toutefois déconcertant que tant d’épreuves et de mal naissent d’altérations et de paralysies somme toute trop nombreuses et inutiles de l’existence, qui depuis des temps immémoriaux sont issues du manque de vigilance, de la paresse et de l’étroitesse des conditions humaines et qui se sont multipliées et amoncelées sur ce qui fait réellement la joie de vivre. Nous vivons sous les décombres d’institutions depuis longtemps écroulées et lorsque nous parvenons à en sortir, nous avons il est vrai le ciel au-dessus de nous, mais nous n’avons pas d’ordre autour de nous, et nous nous trouvons véritablement isolés et menacés chaque jour par le risque de nouveaux ensevelissements imprévisibles. Pour l’heure je ne peux pas voir plusieurs personnes ensemble, même les plus étrangères, les plus indifférentes, sans percevoir avec un profond effroi à quel point elles sont dans l’erreur : lorsque, simplement parce qu’elles sont étrangères les unes aux autres, et parce que le silence (considéré comme impoli) les embarrasse, elles se mettent à parler et trouvent véritablement pendant des heures des mots, des paquets de mots qu’on croirait, à les entendre, achetés à bas prix à une vente aux enchères, comme le temps passe alors – : et pourtant cette soirée, c’est une heure de leur vie, une heure irrémédiablement passée –, et pourtant elles sont entourées d’une nature sublime qui devrait susciter de grandes pensées et de vastes sentiments chez tous ceux qui lèvent un regard pur – ; et pourtant chacun de ces êtres a devant lui une nuit qui devrait l’effrayer, lui et tout ce qu’il porte en lui d’immaîtrisé, une nuit qui rapprochera de lui de manière pressante les malheurs dont il détourne les yeux, les arriérés dont il ne s’acquitte pas, son chagrin inavoué – une nuit dans laquelle il sera, plus que jamais, la propriété et le jouet de sa mort, de cette mort qui lui fait horreur et qu’il nie face à son propre sang suavement et profondément accordé à elle…
Excusez-moi, j’ai réfléchi à tout cela hier soir, en entendant les hôtes de la maison parler sur les bancs, sous ma fenêtre, et maintenant je l’écris comme cela se présente –, car c’est préoccupant et cela fait partie des choses les plus incompréhensibles, de voir les hommes si peu attachés à l’essentiel, dotés de si peu de désirs ; l’école ne leur a pas apporté de notions universelles vivantes, et ils sont restés toute leur vie des fugitifs de l’école, et ils ne sont pas réceptifs non plus à l’enseignement le plus pur et le plus serein que le bonheur des fleurs ou la liberté de l’air aimeraient leur dispenser. Et lorsqu’on me dit qu’il ne faut pas tirer de conclusions aussi graves de cette dispersion et de cette superficialité –, je pense au contraire qu’il faut prendre tout cela très au sérieux : chacune de ces négligences d’homme à homme trouble la communauté, la rend imprécise et approximative et multiplie les sommes d’erreurs qui constituent finalement les postes de l’énorme déficit de l’humanité. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible pour chacun de nous d’être en mesure de dessiner notre contour le plus pur sur une feuille totalement couverte par les griffonnages du hasard, de la stupidité et de la méchanceté, à moins que nous ne préférions le tracer entièrement, sur toutes les pages, au-dessus de ce qui est humain, où il se trouvera évidemment dans un domaine qui, sur les cartes d’ici, s’appelle « renoncement », et dont nous ne pouvons pas dire s’il ne s’étend pas peut-être jusqu’au globe céleste, et s’il ne figure pas là-bas sous un autre nom.
Mais que c’est bien, chère Amie, qu’il vous ait été donné de vivre pendant quelques-uns de ces jours féconds dans un environnement que vous aimez et qui vous enrichit l’âme, qui la complète – ; si vous pouviez (comme vous avez si merveilleusement su le faire pour Berne !) me familiariser aussi avec la région du Lac Léman. Mes débuts y furent si désemparés : après cinq ans de la plus fâcheuse réclusion, je n’avais plus l’habitude des environnements nouveaux, du reste je venais de Nyon, qui m’avait paru déconcertant et accablant par les nombreuses personnes habituées à vivre ensemble avec animation, et dans la société desquelles je devais brusquement m’insérer. Oui, que me sera-t-il encore donné de vivre en Suisse et surtout combien de temps ? Cela me bouleverse un peu que monsieur von Wattenwyl (auquel j’aimerais présenter chaleureusement mes compliments) considère qu’il est dès maintenant urgent que je présente ma nouvelle demande, alors qu’il me reste largement trois semaines d’autorisation. Par ailleurs, on m’a raconté ici que les conditions sont assouplies pour certains cantons (dont les Grisons). Je suis très reconnaissant à m. v. W. de pouvoir compter sur son aide en cas d’urgence ; le Cercle de lecture, avec lequel je me suis mis parfaitement d’accord, ne m’a pas encore répondu ; mais, pour le moment, j’espère pouvoir obtenir ce que je souhaite par son intermédiaire ou éventuellement par une demande adressée d’ici.
Depuis le jour où l’on a aménagé pour moi cette bibliothèque intime, où la douce poussière des livres semble avoir une vague ressemblance avec le pollen de fleurs surannées, j’ai totalement succombé au charme de cette maison ; il y avait longtemps que je n’avais pas vécu dans des conditions qui me convenaient aussi bien ; maintenant, lent comme je le suis, il faudrait qu’elles durent encore des mois – et l’été avec elles –, pour que j’en retire tout le profit qu’elles semblent m’offrir. Mais je vois déjà comment tout ce que j’ai décrit jusqu’à présent avec joie ne pourra bientôt plus être exprimé sans une certaine mélancolie : c’est ainsi, semblable à cette bibliothèque ancestrale, que devrait être mon cabinet de travail (que je n’ai pas encore) ; exactement ainsi la maison dans laquelle je pourrais vivre une année sans être dérangé (et il faudrait toutefois que cela ne soit pas une maison d’hôtes, et elle ne devrait abriter que moi et une personne assurant intelligemment le service) ; et je souhaite également avoir le jardin, sans le moindre changement, exactement pareil à celui-ci, simplement il faudrait que je puisse m’y promener seul, sans être dérangé, le jour ou le soir ou pendant la nuit… Oui, ce logis étrange a eu l’imprudence de me montrer, par un exemple provisoire, quel environnement je devrais pouvoir trouver pour parvenir à l’état d’esprit auquel je peux seulement commencer à accéder ici, et pour terminer certains grands travaux que la guerre a interrompus, non seulement extérieurement mais également en moi, et pour lesquels j’aurais besoin de toutes les ressources de mon être.