Lutz Seiler
Le poids du temps
Nouvelles traduites de l’allemand par Uta Müller et Denis Denjean
Postface de Jean-Yves Masson
Collection : Der Doppelgänger
256 pages
19,00 €
978-2-86432-784-4
mars 2015
Les nouvelles de Lutz Seiler, dont une bonne moitié relèvent de l’autofiction, ont toutes pour toile de fond l’Allemagne de l’Est où l’auteur a grandi, et dont il restitue l’atmosphère avec un art de la narration exceptionnel. Ses héros sont issus comme lui-même de cette classe ouvrière censée être l’objet de toutes les attentions du régime, mais dont le quotidien restait inévitablement banal, avec ses joies et ses misères cachées. Les mots qui n’ont pas été dits, ceux qui l’ont été mais qu’on a mal interprétés ou qui sont restés incompréhensibles, et aussi les oublis et les négligences en tous genres, les coups de téléphone donnés trop tard, les bonnes intentions non suivies d’effet, sont au cœur de ces nouvelles qui disent comment, dès l’enfance, toute destinée se charge de culpabilité. Comment le temps, la plus immatérielle des choses, pèse sur les épaules des êtres, dont même la force apparente cache toujours une irrémédiable fragilité.
Les couchettes du compartiment étaient étroites, et j’étais maladroit. Je n’arrivais guère à me calmer ; je sentais le chauffeur sur ma langue, je le voyais ouvrir violemment la porte de sa chaudière et y jeter sans arrêt du charbon ; j’avalais, je respirais rapidement, profondément, mais quelque chose restait là et continuait à brûler, ne se laissait pas avaler, plus jamais, c’est ce qui, absurdement, me traversa l’esprit. Puis je sentis la main de la traductrice sur mon épaule, doucement, elle me poussa de sa couchette. Elle-même y était agenouillée, elle me tourna le dos, la joue blottie contre le coussin de la paroi arrière. Lentement je m’approchais d’elle et tandis qu’elle accueillait en elle les vibrations fines et régulières du wagon, ses bercements et balancements, tout en se prêtant aussi aux chocs plus rudes et irréguliers du Turksib, au cours desquels je m’agrippais à ses hanches, je découvris dans la fente entre les rideaux à la fenêtre du compartiment un torrent de points rouges foncés – mais ce n’était qu’une queue de braise qui enveloppait le wagon.
Prix de l’Inaperçu, 2015