Le Monde des livres, 16 septembre 2022, par Christine Lecerf
La RDA enterrée à coups de pioche
Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, le mur de Berlin tombe, à la stupéfaction générale. L’Allemagne marche vers sa réunification. Les images sont retransmises dans le monde entier : une foule compacte quitte l’Est pour rejoindre l’Ouest. Un an plus tard, le 9 octobre 1990, la République démocratique allemande (RDA) disparaît effectivement pour être intégrée à l’Allemagne de l’Ouest.
Il aura fallu trente années à Lutz Seiler, poète et romancier né en RDA, pour redonner à ce moment de bascule historique toute la richesse d’une expérience humaine à la fois féconde et incertaine. Ample dans sa narration et puissant par son imagination, Stern 111 est le « Wenderoman » par excellence, le grand « roman du tournant ».
Âgé de 26 ans, Carl Bischoff, jeune maçon de formation, ne se trouve pas (encore) à Berlin lorsque le Mur tombe. Ayant repris depuis peu des études, il vient de recevoir un télégramme de ses parents. À la gare de Leipzig, cherchant à rejoindre Gera, sa ville natale en Thuringe, Carl doit se frayer un passage parmi tous ceux qui tentent, en sens inverse, de grimper dans l’express de Berlin. Ce qui semble entraîner le jeune héros de Stern 111 dans une direction totalement opposée au sens de l’histoire en dessine au contraire les premiers linéaments.
À peine arrivé chez ses parents, Carl sent en effet un drôle de vent se lever : « une sorte de sifflement, assourdi et délicat, comme cela n’arrive qu’une fois tous les cinquante ou cent ans ». Ses parents quittent leur pays et partent pour l’Ouest. Visite de chaque pièce de l’appartement, particularités de la nouvelle cuisinière, installation électrique et disjoncteur. Ils disent adieu à tout, mais promettent à leur fils qu’ils lui enverront des lettres. C’est à lui, désormais, qu’il incombe de « garder la place ». Rendu muet par « la violence de l’incompréhensible », Carl n’oppose sur le moment aucune résistance à cette « passation ». Dans l’odeur douceâtre de graisse du garage paternel, les mains éclairées par la lampe de l’établi, son père, tout en lui expliquant comment sont classés les outils, lui redit une dernière fois ce qu’il lui a toujours répété depuis l’enfance : « Le monde exigeait de la concentration – et de la patience. Il était instable, fragile, d’une nature incertaine, mais réparable. »
Trois semaines plus tard, contrevenant aux injonctions parentales, le fils rejoint Berlin à bord de la Jigouli paternelle, « une sorte de Fiat, une italienne, sauf qu’elle vient de Sibérie ».Parti avec pour seul bagage quelques cartes de la ville, les cinq vers d’un premier poème et une sacoche remplie d’outils, Carl, à son tour, se met en quête de la frontière – plus précisément du passage qui le mènera à une existence poétique. Car l’heure n’est plus à la radicalité politique d’avant la chute. Recueilli par une petite bande d’illuminés qu’il baptise « la meute intelligente », Carl devient un chiffonnier des ruines de Berlin-Est, qui pioche, ramasse, consolide avant que tout ne s’effondre : « Les décombres étaient comme une faute, et le travail réparait tout. » Dans son « lit-radeau », Carl découvre aussi l’amour avec Effie, et rêve à de futurs poèmes, contribuant ainsi doublement à rendre le monde, non pas meilleur, mais plus « habitable ».
Fresque historique et roman d’une ville, Stern 111 est également un magnifique récit de formation, la poignante histoire d’une émancipation individuelle et artistique très largement autobiographique. Né en 1963, à Gera, en Thuringe, Lutz Seiler a d’abord travaillé comme menuisier et maçon avant d’entreprendre des études de lettres à l’âge de 27 ans. Jusqu’au milieu des années 2000, Seiler ne publie rien d’autre que de la poésie. Venu très tardivement à l’écriture romanesque, l’écrivain laisse le soin à son personnage d’en expliquer la raison : « On attend que ce soit à point, c’est le secret du maçon. »Lors de la publication, en 2014, de son premier roman, Kruso (Verdier, 2018), les pérégrinations d’Edgar Bendler, jeune plongeur dans les cuisines d’un hôtel, avaient déjà révélé combien l’art de Lutz Seiler s’apparentait à un travail manuel. Avec Stern 111, l’écrivain excelle dans le maniement de ses propres outils.