303, juillet 2022, par Alain Girard-Daudon
Il y a dans l’œuvre de Michel Jullien une veine que l’on peut qualifier de discrètement autobiographique. C’est le cas du bouleversant Denise au Ventoux […]. C’est le cas encore d’Intervalles de Loire publié l’an passé. Il en est une autre plus fictionnelle, qui puise sa matière dans la grande Histoire (L’Île aux troncs) ou dans l’évocation de géographies lointaines, à peine inventées, où se déroulent des événements fictifs mais plausibles. C’est dans cette dernière veine que s’inscrit ce nouveau texte : Andrea de dos. Dans une Amérique du Sud fantasmée se déroule chaque année un pèlerinage, comme les mondes religieux en ont le secret, de Bénarès à La Mecque, de Guadalupe à Fatima. Le monde lusophone, on le sait, est l’un des grands pourvoyeurs de cohortes dévotes.
C’est donc en pays équatorial, un pays aux airs de Brésil, et que quelques mots résument implacablement – « Bible, bakchich, barillet » –, qu’Ezia, ethnologue, et sa sœur Andrea, kinésithérapeute, rejoignent la foule dense et recueillie qui processionne lentement jusqu’à la Madone de toutes les espérances, de tous les miracles. Elles vont comme les milliers de pèlerins tenir tout au long du chemin la corde commune, condition absolue pour voir exaucés les vœux que l’on porte avec soi. Car là est la singularité de ce pèlerinage, une corde qui fait lien obligatoire entre tous sur l’entièreté du parcours. L’origine de cette coutume nous est contée dans le second chapitre. Réalité historique ou légende, peu importe, l’histoire est belle et suffit à nourrir notre appétit pour l’extraordinaire. Dieu sait si les religions sont fécondes en grands récits.
Les deux sœurs sont donc en marche avec l’espoir d’apporter guérison à leur mère malade. Si elles sont dépeintes avec soin, notamment dans leurs différences (l’une est intellectuelle, l’autre pas), elles ne sont que des composantes d’une masse en mouvement, la foule. Michel Jullien le reconnaît dans un entretien au magazine Diacritik : « Le personnage central du roman, c’est la foule, la multitude. » On lit page 28 ceci : « Il est des foules qu’on a choisies, d’autres non. Les premières sont heureuses, de communion bruyante. […] Les secondes sont des foules malgré nous, périlleuses et mouvantes ; chacun surveille une même chose : soi, un soi chancelant avec la hantise d’être l’autre. » Car une procession c’est cela : une foule avec sa ferveur incontrôlable qui peut devenir violence, avec « des airs d’émeute », sa dangereuse exubérance, comme en témoignent les dernières pages du livre. Il faut pour dire cela une écriture à la hauteur, une langue qui sache au plus près approcher le rythme et la démesure des foules.
[…] la langue de Michel Jullien est unique dans le paysage littéraire français. Est-il suffisant de la qualifier de baroque ? Elle est torrentielle, profuse, d’une richesse lexicale et syntaxique comme on n’en trouve plus guère chez les auteurs contemporains, Michon excepté. À contre-courant des tendances minimalistes, des écritures blanches, elle est cependant toujours moderne, par le choix des regards (Andrea vue de dos !), par la construction non linéaire du récit. Tant de pages, tant de phrases sont des poèmes à goûter lentement. Par exemple celle-ci, où qui le veut entendra des alexandrins : « Au don qu’ont les dimanches pour accuser les rires s’ajoutait le brio des piscines à forcer la gaieté. »
Si un écrivain, avant même d’être un conteur, est l’inventeur d’une langue unique, Michel Jullien figure aujourd’hui parmi les plus grands.