Le Temps, 5 novembre 2022, par Isabelle Rüf
Dans l’euphorie de la chute du Mur, la quête de libertés nouvelles
Un couple d’ouvriers de la RDA court vers l’Ouest après sa jeunesse rockeuse pendant que leur fils cherche sa voix de poète dans les squats de Berlin. Un grand livre de la réunification signé Lutz Seiler.
Gare de Leipzig, novembre 1990 : des hordes se bousculent pour monter à bord du train pour Berlin. À contretemps, à contresens, Carl, qui en descend, est renversé, piétiné : il rentre à la maison. Dans l’affolement des premières heures, il a reçu ce télégramme : « avons besoin aide viens donc tout de suite s.t.p. tes parents. » Arrivé à Gera, la ville de Thuringe où il a grandi, il apprend l’inimaginable : Inge et Walter ont décidé en toute hâte de « passer à l’assaut de l’Ouest », de peur que le Mur ne se referme. À leur fils, qui constitue « l’arrière-garde », ils confient l’appartement, l’atelier et surtout, la Shiguli – une Fiat sous licence russe. Âgé de vingt-six ans, Carl a quitté Gera depuis longtemps. Le voici, par un renversement des rôles, devenu le gardien du foyer.
Le berger et sa chèvre
Ainsi commence Stern 111, « grand roman de la réunification de l’Allemagne », paru trente ans après les événements. Déjà dans Kruso (Verdier, 2018), fortement autobiographique lui aussi, Lutz Seiler évoquait les derniers temps de la RDA, dans une communauté anarchisante sur une île de la Baltique, Hiddensee. Tard venu au roman, l’auteur, né en 1963, est avant tout poète. Cette ambition traverse tout Stern 111 qu’on peut lire comme un roman de formation. La quête obsessionnelle d’une existence poétique se transmet à une prose le plus souvent sobre et descriptive et donne au long récit des envolées qui l’entraînent au-delà du réalisme.
Deux chemins se dessinent dès les premières pages. Les parents on the road, vers l’ouest, en quête de leur jeunesse perdue. Le fils au cœur de Berlin, dans l’univers des squats. Sauf dans l’épilogue, où Carl dit « je », un narrateur suit les deux parcours, dans une plus grande proximité pourtant avec ce poète qui ressemble si fort à l’auteur.
Dans le microcosme étouffant de l’appartement familial, Carl régresse vers une paranoïa abandonnique. Au bout de quelques semaines, il s’enfuit au volant de la Shiguli, laissant croire aux parents qu’il veille toujours sur Gera. Désormais, c’est par les lettres de la mère, avec ses expressions toutes faites, qu’on suit leur route obstinée. Carl, lui, met le cap sur Berlin où il dort dans la voiture, explore les rues en quête de poèmes et fait le taxi d’occasion. Transi de froid et de faim, il s’effondre un soir de décembre enneigé. C’est là que commence sa vie dans les appartements squattés de Berlin Mitte, au sein du Cloporte – une communauté regroupée autour d’un bar mythique et d’une figure charismatique – Hoffi, dit le berger – avec sa chèvre Dodo.
Maçon de formation – de ceux qui savent « goûter le ciment » –, Carl est admis avec bienveillance dans cette tribu où voisinent des ouvriers russes, des intellectuels, des paumés, des prostituées. Sur le radeau de ses matelas arrimés, dans des mansardes sans électricité ni eau, au cœur d’un univers de cours intérieures, d’immeubles croulants, de tunnels effondrés et de plantes folles, il retrouve puis reperd Effi, son amour de jeunesse idéalisé. La scène du Berlin de ces années-là est portée par un élan d’enthousiasme : « Tout cela était miteux et misérable peut-être, mais plein de promesses, oui, tout ce rebut (de même que cet immeuble à moitié en ruine) était plein d’avenir, la ruine était une promesse, était tout entière imprégnée de vie et non de mort, tel était le paradoxe de ces jours. » Pourtant, la fragilité de Carl, ses pulsions autodestructrices impriment au récit un halo de mélancolie, voire de folie.
Enthousiasme têtu
La trajectoire des parents est plus étonnante. À Gera, Inge, Walter et leur fils ont mené une vie réglée par le café de 4h30, le jour du bain, celui du garage, au son de la Stern 111, la radio du titre, qui permettait de s’évader en chansons. Walter est à la fois un homme du passé et du futur : tisseur de métier, il s’est spécialisé dans la programmation des calculatrices, ce qui lui ouvrira les portes de l’Ouest. Ses loisirs, il les consacre à l’entretien de la Shiguli et à l’atelier. C’est ainsi que cet homme de peu de mots communique avec son garçon. Auprès de lui, Carl apprend l’apaisement d’une tâche menée à bout avec succès. Inge, qui vient de la campagne, travaille à l’usine de pain, chargée d’expérimenter des recettes à base d’ersatz – pépins de pommes au lieu de raisins de Corinthe… Elle remplit la cave de cidre et de conserves. Pourtant, Inge et Walter ont un projet qu’on ne découvre qu’à la toute fin. Ils sont prêts à abandonner cette existence d’ordre pour réaliser le passage à l’Ouest, celui du rock de leur jeunesse, de Bill Haley, leur idole.
Pour cela, ils sont prêts à affronter les hôtels minables, les contrats bidon, les boulots dégradants. Avec un enthousiasme têtu, Inge fait des ménages, s’improvise coiffeuse, économise sou par sou. Pionnier de l’informatique, Walter affronte le mépris des employeurs qui ne peuvent admettre des compétences nées dans un Est sous-développé. Pour se consoler, sous un abribus désert ou au bord de l’océan, il joue de l’accordéon, seul témoin de sa vie passée.
Une nouvelle famille
Les trajectoires des parents et du fils s’éloignent irrémédiablement. Eux ont atteint leur but, déjà poussiéreux. Carl a coupé le cordon ombilical qui l’attachait à l’Est : l’enfance socialiste, le rêve d’une vie avec Effi, les études universitaires abandonnées. Il s’est trouvé une autre famille au sein du Cloporte où il a travaillé toutes ces années comme serveur, gagnant aussi sa vie dans des concours de montage de kalachnikov. On est en 1994, les Russes quittent l’Allemagne : « Mission accomplie ! Adieu Berlin ! Nos coeurs rentrent chez eux… » Fin d’une époque.
La kalach qui scandait les efforts d’écriture du poète, quand il déambulait dans sa chambre en entrechoquant ses pièces détachées et en hurlant, prend la poussière. À trente ans, Carl n’a toujours rien publié, il se contente de dessiner des courbes, attendant « un sens qui tôt ou tard devait surgir de moi ».