Les Lettres françaises, octobre 2022, Pierre Gelin-Monastier
Il était une fois dans l’Est
Tant de romanciers, et des plus grands, racontent, déplorent, célèbrent, magnifient ou tout simplement constatent, impuissants, la fin d’un monde, aussi inexorable que mélancolique. Plus rares sont ceux qui contemplent les jeunes et timides pousses d’un âge naissant, nécessairement précaires, pétris d’idéaux, d’égarements et d’enthousiasme.
Le poète et romancier allemand Lutz Seiler semble tenir sur cette ligne de crête entre l’avant et l’après, entre l’effondrement et la restauration, entre la mort jamais définitive et une forme d’inaccessible rédemption. Kruso, son premier roman, racontait les espoirs d’une jeunesse à la fois meurtrie en sa chair (la mort d’une amante, la perte d’une sœur) et nourrie d’une attente politique chimérique, tandis que l’Allemagne de l’Est voyait se fissurer imperceptiblement le Mur. Dans Stern 111, publié outre-Rhin en 2020 et dont la belle traduction française, signée Philippe Giraudon, vient de paraître aux éditions Verdier, le mur de la honte est tombé, ouvrant à une frénétique ruée vers l’Ouest, ressuscitant les espoirs passés et suscitant de tâtonnantes actions.
Mais tout le talent de Lutz Seiler est de faire du Wende, terme allemand par lequel on qualifie souvent l’événement historique, un « tournant » non seulement politique et culturel, mais humain et générationnel. Le roman s’ouvre ainsi par l’abandon d’un fils, Carl Bischoff, que ses parents, Inge et Walter, laissent comme une « arrière-garde » à Gera, en Thuringe, dont est originaire l’écrivain, poursuivre un rêve enfoui pendant trente ans – comme une histoire à l’envers, un retournement de la logique qui voit les parents explorer le vaste monde, et non les enfants. Car la chute du mur n’est pas seulement l’ouverture des possibles pour une jeune génération en quête de liberté, elle est encore – d’abord et avant tout, chronologiquement – l’occasion pour leurs aînés de panser des blessures dissimulées, tenues secrètes parce que périlleuses sitôt énoncées, sous le joug d’un communisme soviétique qui considérait tout apport de l’Occident comme une émanation fasciste.
Pour Inge et Walter Bischoff, commence alors un périple qui les mène de plus en plus à l’Ouest, à la recherche d’un passé brisé dans la force de l’âge, d’une musique perdue mais jamais oubliée, à faire trembler tous les immobilismes idéologiques. Ils sont confrontés aux réactions tantôt bienveillantes, tantôt hostiles, des Allemands de la République fédérale, qui les considèrent parfois comme des citoyens de seconde zone, à l’instar des « pieds-noirs » en France, au retour d’Algérie, dans les années soixante.
Carl, vingt-six ans, quitte quant à lui Gera pour Berlin, ville aux rues fantomatiques, aux immeubles fatigués, aux appartements vides et crasseux, à l’humanité errante…Morts et vivants semblent y cohabiter momentanément, en ces jours où l’anéantissement d’un régime n’a pas encore abouti à l’unification d’un pays. Les ruines regorgent de menaces et de promesses, d’où émerge une « meute intelligente », un groupe d’hommes et de femmes réunis sous la houlette du « Berger », Hoffi, et cherchant à créer une utopie urbaine en occupant, ou plus exactement en « habitant » les lieux peuplés d’objets abandonnés et laissés vacants par leurs locataires tués ou partis.
Dans ce quartier du Prenzlauer Berg, qui deviendra mythique pour ses expérimentations artistiques et sociales alternatives avant d’être englouti par le tourisme institutionnel, et où toute l’action romanesque se déroule, on croise de jeunes rêveurs, des révolutionnaires fougueux, d’anciens militaires russes, de trop rares ouvriers, des femmes conquérantes… On y croise aussi, ponctuellement, le comandante Krusowitsch et Ed Blender, les héros du roman Kruso, bien que leurs caractères a priori similaires ne soient pas exactement semblables, comme s’ils menaient une vie alternative, une autre existence plausible – que la fiction seule permet.
Carl y cherche sa place, lui l’ancien maçon (du moins le laisse-t-il penser), comme Ed, reconverti en serveur de bar clandestin, compagnon de combat et poète en devenir. Il s’installe dans le logement d’un « disparu », J. Lappke, dont « les esprits » rôdent comme le spectre des morts. Il se laisse gagner par la fièvre d’une ville sans ordre ni hiérarchie, mais non sans engagement ni espérance, vivant à moitié sous terre, à l’image du Cloporte, ce bar où Carl sert des boissons, lit des ouvrages, fait ses démonstrations à la kalachnikov, fréquente prostituées et compagnons erratiques… La violence et l’écriture, intimement liées, l’entraînent dans un présent précaire, en attente d’un impossible enfantement prochain. Impossible, à l’image du Berger, gaillard vigoureux devenu l’ombre de lui-même, absorbé par son idéal d’amour et de liberté.
Lutz Seiler célèbre une époque toute de transformation, sans s’aveugler sur une issue que l’on sait inévitable, pour avoir été observée au fil des siècles : les grands soirs n’aboutissent souvent qu’à de petits matins. À la fin, il ne reste que le pouvoir d’une minorité et l’éparpillement des rêves, à préserver singulièrement, coûte que coûte. « La blessure lui faisait mal, mais il n’était pas fou. Tout avait son motif. La quête d’une transition, le combat pour une existence poétique – un combat sans rien de poétique. “Chacun selon ses moyens”, pensa Carl, l’ultime avenir était terminé, mais la devise était toujours valable. »
L’écriture de Lutz Seiler révèle un paradoxe étonnant : elle se tient d’un bloc, massif et très (bien) construit, et intègre dans le même temps les fragilités stylistiques, les phrases brisées et les émotions en errance. On sent la narration très documentée a priori, avec les traces de réel et les récits de vie recueillis scrupuleusement, mais l’on est vite perdu – heureusement – par le roman tel qu’il nous est livré in fine, ne sachant y distinguer la réalité de l’imaginaire. On serait tenté de se livrer à des recherches qu’il nous faudrait alors relire ces quelques lignes sur Effi, la femme aimée, fantasmée, autant objectivée qu’inventée, par le héros : « Il avait abusé d’Effi, trois jours durant, jusqu’à l’épuisement. Il abusait d’elle depuis toujours, se servait d’elle pour ses propres desseins : il avait transformé Effi en Valeska. Il l’avait réécrite, et ainsi 1’avait exilée – dans le royaume de la littéraire. Effi – une fiction. Carl devait maintenant reconnaître qu’elle l’avait été pour lui dès le début : dans la chambre aux feuilles de plastique, dans son body, dans son rôle de magicienne, d’artiste, au lit. »
Il y a là l’attitude même du romancier devant l’événement historique, celui d’un mur qui s’effondre avec fracas, entraînant dans son sillage un nuage de désirs par-delà les frontières soudain abolies, événement et désirs que l’écrivain accueille, modèle, transforme et réécrit, leur donnant une authentique et – dans le cas présent – une puissante existence littéraire.