Le Monde des livres, 2 mai 2024, par Tiphaine Samoyault

Les métaphores de la mémoire en font presque toujours un espace de dépôt, du plus simple (le cône de sédiments) au plus trivial (le magasin), du plus commode (la chambre meublée de tiroirs et de rayonnages) au plus somptueux (le palais). Comme tout contenant, ces lieux posent des problèmes de rangement, d’accumulation et d’enfouissement. Ainsi, les écrivains sont souvent plus sensibles aux mouvements imperceptibles de remontée des souvenirs (réminiscence, anamnèse) qu’aux gestes affairés de récupération consciente : le surgissement soudain d’un moment du passé, l’effort pour retrouver, sans l’agrandir ni le transformer, un souvenir précis et ténu, enrobé du temps qui l’a vu naître.

C’est ce que Laurent Jenny appelle « les instants ». Ils ont des contours flous avant que la phrase ne les prenne en charge et ne les contienne. Ils sont des « éclosions de présent » qui « trouvent leur lumière toujours jeune dans les contours des phrases, instants sitôt éteints à chaque retour au blanc de la page mais prêts à revivre à chaque relecture. D’un temps qui jamais n’eut lieu ailleurs que dans ces phrases et ne fut jamais vécu tel ». La mise en forme et le classement des souvenirs se font, pour celui qui écrit, dans des lieux clairs : non plus dans les sombres dépôts de la mémoire, mais dans le travail de la langue sur la page et dans le livre.

Avec Sur l’instant, Laurent Jenny poursuit une autobiographie fragmentaire commencée avec Le Lieu et le Moment (Verdier, 2015), fondée sur la collecte d’expériences sensibles, d’images nettes et frappantes, qui rejouent le passé à neuf. D’un livre à l’autre, les souvenirs changent, mais les instants sont découpés dans la même vie, comme si nous avions, pour une même personne, deux albums photo la montrant de sa naissance à son âge mûr dans les mêmes étapes de son existence, mais avec des photos différentes. Les instants de l’enfance, souvenirs de cauchemars ou d’école, de vacances au Pays basque, des petits commerçants chez lesquels on va régulièrement chercher de quoi faire le dîner ; l’eau de Cologne d’une tante ; le grand-père ordonné et sinistre mangeant une tranche de jambon cérémonieusement apportée par une bonne avec des couverts plaqués argent : la vérité de tout cela, c’est que le flux a disparu. Ce qui liait les petits faits entre eux n’est plus.

La jeunesse, elle, est explosion d’instants : les grands départs, les voyages, les hallucinogènes, les manifestations. Ensuite, il y a encore des « instants flashs », des « noyaux énergétiques secrets » dans la vie plus rangée, donc plus continue, de l’âge adulte : une histoire d’amour à distance dont il ne reste que quelques moments frappants, des pays découverts et traversés, des visages entrevus, des scènes. Enfin, à mesure que l’on vieillit, ce sont les derniers instants des personnes aimées qui flashent la mémoire. La discontinuité ne rend pas la vie moins banale, au contraire. Elle montre que le cœur des vies ordinaires est constitué d’éclats.

L’instant est bien une forme

Au continu du récit de vie, cousant les souvenirs par un phrasé qui est ici rejeté, s’oppose la liaison par association, comme dans la mémoire, « à partir d’une ressemblance d’émotion, d’humeur, de thème ». Laurent Jenny a beaucoup écrit sur la photographie, sur la façon particulière dont elle donne forme au temps et au silence. L’instant est bien une forme, qui se rapproche du haïku ou de l’épiphanie, liée au surgissement, à la ténuité et à la capacité de la langue littéraire de le retenir. Il est aussi le travail sur soi d’un intellectuel qui se méfie des formes héritées.

Il est frappant que deux autres théoriciens de la littérature aient, avant lui, adopté cette manière fragmentaire de revenir sur leur vie. À la retraite, ou débarrassés des contraintes institutionnelles par une décision assumée, ils délaissent la théorie pour une pratique littéraire qui ne paraisse pas trop grandiloquente, ouverte au doute et au blanc. Barthes, d’abord, le fait librement, plaçant l’écriture personnelle au cœur de la critique. Les « anamnèses » de Roland Barthes par Roland Barthes (Seuil, 1973), les « incidents » relevés lors de ses voyages au Maroc ou dans les rues de Paris sont très proches des « instants » de Laurent Jenny. Autre grand théoricien, Gérard Genette renonce à la fin de sa vie les monuments rigoureux de la critique et de l’esthétique pour constituer une collection de notations et de souvenirs donnant à lire une existence par bribes, dont le décalage repose aussi sur l’humour. Commencée avec Bardadrac (Seuil, 2006), la série se déploie en quatre autres volumes jusqu’en 2016 (Genette meurt en 2018).

Comme ses prédécesseurs, Laurent Jenny, longtemps professeur de littérature à l’université de Genève, a publié d’importants essais théoriques, sur le style (La Parole singulière, Belin, 1990) et sur les avant-gardes (La Fin de l’intériorité, PUF, 2002 ; Je suis la révolution, Belin, 2008). Il choisit sur le tard le témoignage personnel. Entrant dans l’écriture sur la pointe des pieds, craignant le déballage et l’artificialité des récits prétendument naturels, il privilégie la puissance du détail, l’évidence des traces, l’excès des images. Les instants sont inépuisables.