Le Point, 4 juillet 2024, par Patrick Besson
Le point sur Peter
Handke : le Prix Nobel 2019 a souvent chanté a cappella la banlieue parisienne où il réside depuis plusieurs décennies. Dialogues intérieurs à la périphérie (Verdier, 2024) rassemble ou plutôt éparpille les notes qu’il prend ou plutôt abandonne le long des chemins de Chaville et des environs. C’est le sixième volume de ces écrits intimes, après notamment Le Poids du monde (Gallimard, 1980) et Images du recommencement (Christian Bourgois, 1980). L’écrivain autrichien, comme tous les prophètes, s’exprime par énigmes parfois lumineuses et souvent obscures. À chacune de nos rencontres, j’ai remarqué que, par une sorte de magie verbale, Peter m’amène à parler comme lui, à m’accorder avec le rythme de ses phrases, à compliquer ma pensée pour qu’elle ressemble le plus possible à la sienne. Entre 1990, où se termine Hier en chemin (Verdier, 2011), et 2016, où commencent ces Dialogues intérieurs, Handke n’a rien noté dans ses carnets ou bien a noté des choses qu’il préfère ne pas publier. Parce qu’il a fait partie de ce quatuor qu’on a appelé les Nobel pro-Serbes (Harold Pinter, Dario Fo, Alexandre Soljenitsyne et donc lui) ? Les Serbes ont bien du mal à guérir des sombres années 1990, même ceux qui n’étaient pas nés à l’époque. Ils trépignent à l’entrée de l’Union européenne, attendant qu’on leur ouvre la porte alors que les Ukrainiens sont déjà passés par la fenêtre.
Il y a dix commandements, mais Peter Handke se plaît à en inventer un onzième : « L’un des onze commandements : “Tu dois durer !” » Cet amoureux de la nature sait qu’elle est lente. Il faut, devant elle, s’asseoir ou jardiner. Une remarque tout à fait dans sa manière mystérieuse : « Elle est trop jeune pour la sueur de l’agonie. » À la fin de la phrase, un point d’interrogation alors qu’on ne voit pas où est la question. Cette merveilleuse métaphore de l’existence apeurée : « Ce que tu croyais avoir perdu était dans ta main tout ce temps, entre les doigts, mais, en l’ouvrant, ta main se déploie pour chercher et tu perds ce qui s’y trouvait »
Aveu étonnant d’un lecteur avide ; « Achat de livre : voilà longtemps qu’un libraire ne m’a pas vu en faire un – ne m’a pas vu client chez lui. Qu’est-ce donc qu’un tel commerce ? » L’auteur lit des auteurs qui sont déjà chez lui : Pindare, Dostoïevski, Faulkner, Goethe, Balzac. Sur le même sujet, il note : « Lire à en devenir un sauvage pacifique. » Encore la lecture : « Lire, inactivité idéale, supérieure à beaucoup d’activités. » Le jour où il reçut le prix Nobel de littérature, l’écrivain ouvrit sa maison et son jardin à un certain nombre de journalistes qui, pour la plupart, ne lui posèrent des questions que sur Slobodan Milosevic. Il en fut fort agacé et mit ces gêneurs dehors. J’ai reconnu le jeune homme en colère qui débuta sa carrière théâtrale par un Outrage au public (1966). Celui qui, plus tard, professa qu’il y avait plus de tendresse sur la Lune que sur notre planète de merdre, comme disait Alfred Jarry.