Jean-Jacques Salgon

07 et autres récits

Collection : Collection jaune

112 pages

12,17 €

978-2-86432-162-0

février 1993

En une succession de textes brefs, un fils d’instituteur adepte des méthodes Freinet, grandi dans un village d’Ardèche, nous invite à retrouver les chemins de l’enfance : 07 ou la mémoire des années 50-60.
Force des images, résonance des mots – la Route des vacances, la Caravane, la guerre d’Algérie, la visite de De Gaulle, les débuts de l’ORTF et le petit train d’Interludes, l’Automobile-Culte : 4 CV Renault, Peugeot 402 et 403, jusqu’à la fameuse DS : « C’est quand les DS noires du gaullisme ont commencé à sillonner nos campagnes que les voitures ont cessé de sourire. »
Une manière de dire notre société par touches d’une grande finesse, avec un sens aigu du détail qui restitue le goût d’une époque ; une évocation des lieux et des gens sur un ton parfois enjoué, badin et léger, mais toujours juste.

Cérémonies

Le jour où de Gaulle devait passer dans notre village mon père, après avoir donné congé aux élèves, était parti à la pêche.
La sainte horreur qu’il avait des militaires et du Général en particulier lui faisait apparaître cette journée comme l’une des plus sombres de sa vie. Le maire qui avait préparé un discours était venu la veille à la maison afin de tâter le terrain. En vain avait-il tenté d’assouplir les positions sur lesquelles mon père avait décidé de camper : il n’avait pu obtenir de lui qu’il consentît à conduire, comme cela allait se faire dans les autres communes, les écoliers en rangs serrés jusqu’à la Mairie. Non, il ne serait pas dit que l’on verrait mon père se produire sur le parcours du prince, les écoliers pourraient bien s’y rendre si cela leur chantait, mais Voltaire, Rousseau et le petit père Combes n’auraient pas à rougir de lui.
Ainsi fut fait. Mon père disparut dans la nature avec son matériel de pêche et je fus livré à moi-même. Les préventions idéologiques n’étant pas héréditaires ni le sens de l’obéissance universellement partagé, je m’empressai de diriger mes pas vers le Carrefour. Depuis le parvis del’Économique, j’avais une vue imprenable sur le théâtre des événements.
Bientôt surgit du pont une armée de motards suivie de près par une kyrielle de D.S. noires. À travers le toit ouvrant de l’une d’elles, je vis se déployer un ample costume duquel s’échappèrent aussitôt, comme un bouquet final, deux longs bras tendus vers le ciel. Cela était presque aussi beau que les chars de la dizaine commerciale d’Aubenas.
On s’attroupa devant le porche de la Mairie, le maire tenta de lire d’une voix chevrotante son discours, mais l’ample costume, d’un geste du bras, l’interrompit.
Une brave fermière que je connaissais avait mis pour la circonstance un éblouissant rouge à lèvres que l’ample costume dut remarquer puisqu’il vint lui donner l’accolade.
La danse de Saint-Guy semblait s’être emparée de tous les petits corps qui se cramponnaient à leur drapeau.
Deux colosses sortis de nulle part empoignèrent une pauvre vieillarde qui avait cru bon de proférer quelques paroles d’accueil en patois.
Il n’avait pas dû s’écouler plus de cinq minutes lorsque le cortège s’ébroua.
Alors, une immense langueur, qui semblait s’être accumulée depuis des siècles, s’abattit sur notre village.
C’est en traînant le pas, l’esprit légèrement embrumé, que je remontai jusqu’au monument aux Morts.
Au moment où je poussai la grille verte du jardin, j’aperçus mon père qui s’en revenait, tout guilleret, de la pêche.

Prix de la Nouvelle de la Société des gens de lettres, 1993