Michel Séonnet
Que dirai-je aux enfants de la nuit ?
Une fois encore ils sont là, vivants et morts, femmes et hommes : trois générations d’une même famille réunies dans un huis clos qui verra peut-être leur ultime confrontation.
La violence des affrontements ouvre dans l’histoire de chacun des trouées vertigineuses de lumière et d’ombre qui dessinent peu à peu l’héritage commun : la beauté généreuse mais calcinée d’une terre, la Provence ; un chêne qui, pour être signe de pérennité, n’en doit pas moins subir la blessure outrageante d’une taille régulière ; et un livre, Paroles d’un croyant, écrit par un prêtre héritier de 1789, mis à l’index pour avoir pensé que l’Église devait s’effacer devant le Peuple. Dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, la fidélité à ces figures mènera à l’égarement, à la collaboration – au bout d’une nuit bleue comme l’uniforme de la Milice.
Pour écarter la malédiction qui s’attache à sa généalogie et trouver une parole propre, Louise, la dernière venue, l’enfant de la nuit, s’engage au côté de ceux qui luttent les armes à la main. Mais le combat révolutionnaire suffit-il pour être quitte ? pour échapper à ce qu’elle appelle « la maladie du chêne », pour faire taire en elle la rumeur ? et pour que la réconciliation et la fin des douleurs ne soient pas abandon ?
Mon chemin de Spolete, continue Bertini, c’est dans la micheline que je l’ai connu. Le général devait partir à Rome. Il faisait partie de la délégation française aux cérémonies de canonisation de Jeanne d’Arc. Mais avant, il voulait nous réunir. Un petit groupe d’anciens officiers. Des hommes sûrs. Il voulait qu’au moment même où, à Rome, la sainte serait célébrée, nous organisions ici des défilés, des manifestations. Bien sûr, il s’agissait d’honorer Jeanne d’Arc. Mais en même temps – et surtout – de manifester avec force notre opposition à toutes les tentatives de Rome de pactiser avec la République – depuis que Benoît XV avait succédé à Pie X, les idées libérales étaient en vogue au Vatican. Je me rendais donc chez le général. Avec la micheline. Et dans cette micheline il y avait une femme… Assise en face de moi. Une petite femme avec une extravagante capeline. Vous savez comment c’était avec la micheline. Quand la côte était trop forte, on avait tout le loisir d’en descendre et de marcher à côté. C’est ce que nous avons fait. Je l’ai aidée à descendre et nous avons marché à côté du train. Tout à coup elle s’est arrêtée : « Une aglantino ! Une erbo-de-Nosto-Damo ! Déjà ! » C’était une ancolie – mais ça, je ne l’ai su qu’après. Elle l’a cueillie. Et lorsque nous sommes remontés dans la micheline elle m’a expliqué que l’on en faisait des bouquets que l’on déposait devant les tableaux ou les statues représentant l’Annonciation : C’est l’image de l’amour parfait. De deux êtres qui ne font plus qu’un. Vous la voulez ? Et elle me l’a donnée. Lorsqu’on s’est séparés (elle descendait avant moi) elle m’a simplement dit : « Si les simples vous intéressent, passez me voir. » La suite, vous la connaissez. Mais à ce moment-là, j’avais l’air de quoi avec mon ancolie à la main ? Ne sachant où la mettre, je l’ai glissée entre les pages de mon livre de prières. Elle y est toujours. Je venais de passer par Spolete, mais je ne le savais pas encore. Le général m’attendait.
La Croix, 19 juin 1994, par J.-M. de Montremy
Le Monde, 22 avril 1994, par Florence Noiville
L’Humanité, 25 mars 1994, par Jean-Claude Lebrun
« Lettres ouvertes », France Culture, avril 1994