Meïr Leibusch Malbim
Une vie sans repos
Malbim, né Meïr Leibusch ben Yeḥiel Mikhal Weiser1, voit le jour le 17 adar 5569 (7 mars 1809) dans une petite ville du sud-ouest de la Volhynie, Volochysk. Ancien territoire ottoman, la région avait été intégrée à l’Empire russe suite à la partition de la Pologne, tandis que la Galicie voisine était rattachée à l’Autriche. Contrairement aux communautés plus occidentales de l’espace germanique, la ville natale de Malbim se prévalait d’une communauté juive monolithique et traditionnelle. Orphelin de père à six ans, il étudie à Varsovie où il acquiert une réputation de ‘iluy(génie). Il se marie très jeune ; mariage qui ne devait durer que quelques années (au moins quatre ans, mais sans doute pas beaucoup plus). À cette époque, déjà talmudiste confirmé, il part apprendre la cabale auprès de r. Tsvi Hirsch Eichenstein de Zidichov (m. 1831), rebbe à la tête d’une école hassidique. Si Malbim part étudier chez le zidichover rebbe, c’est parce que ce dernier est à l’époque l’un des spécialistes les plus reconnus de la cabale, ce qui lui vaut le surnom de Sar beit ha-Zohar,« Prince de la maison du Zohar ». Son étude de la cabale, outre l’influence qu’elle exerce sur son approche spiritualiste de certaines narrations bibliques, notamment sensible dans son commentaire du Cantique des cantiques, le pousse à rédiger un carnet de notes intime (meguilat setarim) à partir des enseignements reçus à Zidichov, comme il le mentionne dans l’introduction à son premier ouvrage, Artsot ha-ḥayim (Terres de vie), commentaire sur les premiers chapitres du Chulḥan ‘arukh sur lequel nous reviendrons bientôt.
Après son divorce, il se retrouve sans père ni beau-père pour le soutenir financièrement et éprouve les plus grandes difficultés à obtenir un poste rabbinique. Ne pouvant se prévaloir que de ses qualités intellectuelles, il rassemble ses notes sur le début du Chulḥan ‘arukh dans un petit livre, Artsot ha-ḥayim (1837), afin d’en faire sa « carte de visite ». Il parcourt alors l’Europe pour obtenir deshaskamot (lettres d’approbation) des autorités rabbiniques de l’époque, au premier rang desquelles r. Moché Sofer, dit le Ḥatam Sofer, rav de Presbourg, qui sera bientôt aux avant-postes de la lutte contre le judaïsme réformé. Il passe également à Breslau obtenir l’approbation du rav de la ville, r. Zalman Tiktin ; l’année d’après, l’un des grands instigateurs de la réforme, et à ce titre symbole de tout ce contre quoi Malbim sera appelé à lutter, Abraham Geiger, devait remplacer r. Tiktin à la tête de la communauté de Breslau.
Armé de telles approbations, Malbim réussit effectivement à obtenir une nomination rabbinique à Wreschen, dans le district de Posen (1352 Juifs sur 3022 habitants, selon un recensement de 1840), et à se remarier avec une certaine Ḥaya, fille de notable et jeune veuve. Il vise même un moment le prestigieux poste qui se libère à Posen au décès du grand talmudiste r. Akiva Eiger (1761-1837), mais c’est le fils de ce dernier, r. Chlomo Eiger, qui lui succède finalement.
Le district de Posen, dont Wreschen fait partie, est depuis le congrès de Vienne (1815) annexé à la Prusse, et soumis à une politique de germanisation de plus en plus forte. Si le judaïsme tel qu’il se vit à Posen est au départ aussi traditionnel que dans le reste de la Pologne, l’influence culturelle allemande se fait de plus en plus sentir. Les maskilim, qui voient en la science et l’université modernes une chance de revitaliser le judaïsme, soutiennent ces tendances germanisantes, et moquent Malbim qui ne s’exprime en allemand qu’avec difficulté. Par contre, certains de ces mêmes maskilimlui reconnaissent un grand sens de la langue hébraïque et un style certain. Dans sa critique du deuxième ouvrage de Malbim, Artsot ha-chalom (Terres de paix), recueil d’homélies (derachot), r. Tsvi Hirschfled de Wolfstein loue, dans la revue Zion (1841), ses qualités littéraires tout en critiquant le contenu par trop rabbinique du texte, et conseille à notre auteur d’entreprendre, à l’instar du Ha-Ketav ve-ha-qabbala de r. Jacob Tsvi Mecklenburg, un commentaire systématique de la Bible hébraïque. On remarque là la relation complexe qu’entretiennent « l’aile droite » des maskilim et « l’aile gauche » du monde rabbinique. Tous les maskilim ne sont pas des protoréformés, loin s’en faut : on sait que l’historien Heinrich Grätz, pour ne prendre que l’exemple le plus célèbre, fut un opposant farouche à la réforme, bien qu’il n’hésitât pas à remettre en cause la tradition historiographique du monde rabbinique. Malbim, bien qu’opposé aux principes méthodologiques des maskilim, montre qu’il n’est pas sourd à leurs arguments. Rabbin de Pologne orientale se retrouvant malgré lui à la tête d’une communauté de plus en plus germanisée, il se rend compte que le discours rabbinique traditionnel, centré sur le pilpul talmudique, n’attire plus les jeunes générations séduites par l’université ; seule la Bible les intéresse. Comme nous l’analyserons plus loin, Malbim fera de sa maîtrise de la langue hébraïque et de son talent d’exégète une arme visant à combattre les maskilimsur leur propre terrain, celui de la science biblique et des disciplines littéraires et scientifiques.
En 1845, il accepte la direction de la communauté de Kempen, toujours dans le district de Posen. La communauté est plus importante (3 476 Juifs sur 6 156 habitants) mais, malgré le soutien du gouvernement prussien, sa nomination est au début fort mal accueillie par certains, qui l’accusent de tous les vices. Il reste pourtant rav de Kempen jusqu’en 1858, et quand il partira ensuite pour Bucarest, il regrettera avec nostalgie cette période de calme relatif. C’est dans cette période qu’il rédige l’essentiel de ses commentaires bibliques. C’est également alors qu’il s’initie à la logique, aux sciences naturelles, à l’épistémologie et à la métaphysique ; il se plonge en particulier dans l’œuvre de Kant, qu’il lit sans doute non seulement dans les vulgarisations qui paraissent en hébreu, mais également dans l’original allemand, langue dont il maîtrise désormais la lecture.
Le début de son séjour à Kempen est marqué par la succession rapide des synodes réformistes, qui visent à déconstruire l’édifice du judaïsme traditionnel. Ainsi, en 1843 à Francfort, certains prônent l’abolition de la circoncision ; en 1844 à Brunswick, on décrète la suppression de la prière de Kol nidrei à Kippour et l’on autorise les mariages mixtes ; en 1845 à Francfort, on supprime presque tout l’hébreu du rituel, ainsi que toute allusion aux espérances messianiques et à la reconstruction du temple, outre l’introduction d’orgues dans les synagogues ; en 1846 à Breslau, on autorise la profanation de Chabat pour les besoins de l’office, et l’on supprime le deuxième jour de fête de diaspora. Les idées du judaïsme réformé, si elles prétendent opérer la synthèse entre la religion biblique intemporelle et la vocation universaliste de la modernité, sont en réalité déterminées par le modèle du luthéranisme allemand et de l’impérialisme prussien : renoncement à toute prétention à former un peuple pour mieux se fondre dans le patriotisme germanique, autorité exclusive de la Bible en matière de religion, nécessité du progrès dans tous les domaines. À la volonté de disputer aux maskilim l’autorité en matière de littérature biblique s’ajoute dès lors pour Malbim une seconde raison, autrement plus pressante, d’entreprendre un commentaire systématique de la Bible : montrer que l’édifice du savoir et de la loi rabbiniques n’est pas une élaboration tardive et historiquement dépassée, mais se déduit scientifiquement de la matière même du texte biblique pour peu qu’on sache mettre en œuvre les principes exégétiques qu’induisent la syntaxe et la morphologie hébraïques.
En 1858, Malbim accepte une position rabbinique à Bucarest, abandonnant la paisible Kempen pour des raisons qui, il le dit lui-même, lui échappent. La Roumanie nouvellement indépendante refuse de reconnaître les Juifs comme citoyens roumains, ce qui n’empêche pas la communauté de croître exponentiellement du fait de l’afflux des réfugiés russes et polonais qui fuient la conscription obligatoire de vingt-cinq ans imposée par le tsar aux Juifs de son empire, auxquels se mêlent des Séfarades venus de Vienne et de Turquie. Malbim, choisi précisément parce qu’il est étranger aux querelles internes violentes qui ne manquent pas de se faire jour, se trouve bientôt pris dans cette même tourmente. Se forme bientôt contre son autorité une coalition hétéroclite de maskilim, de réformistes, d’irréligieux et de jaloux. Convaincu de sa légitimité, il combat pied à pied les poussées réformatrices, dénonçant en chaire ceux qui profanent Chabat. Les réformistes répliquent par une campagne de dénigrement par voie de presse, pour la plus grande délectation des antisémites roumains. Cette campagne désastreuse aboutit au printemps 1864 à son arrestation par le pouvoir roumain et à son expulsion vers la Turquie. Malbim tente alors de plaider sa cause auprès du pouvoir prussien (puisqu’il est toujours sujet prussien), sans grand effet ; il se rend alors à Paris, afin qu’Adolphe Crémieux fasse jouer de son influence auprès des autorités roumaines. Il reste six mois à Paris, où il se lie d’amitié avec Chnéor Sachs, qui témoigne de sa grande connaissance des sciences allemandes, et du kantisme en particulier, et Yeḥiel Brill, éditeur de la revue rabbinique Ha-Levanondans laquelle il débat avec les autorités halakhiques mondiales comme Ḥayim Ḥezekya Medini, rabbin séfarade de Bilohirsk (Crimée) puis d’Hébron et auteur de l’encyclopédie Sedei ḥemed.
Il quitte Paris en 1865 pour s’établir à Luntschitz, ville natale de sa femme, dans la région de Lodz. Là, un héritage inespéré à la mort de son beau-père lui épargne, à cinquante-six ans et après bien des tribulations, de devoir accepter une nouvelle position rabbinique. Cette fortune soudaine est employée en partie à la publication de ses commentaires des livres de Josué, des Juges, de Samuel, des Rois, de Jérémie, d’Ézéchiel, des Psaumes et de Daniel. Il investit dans un commerce de vin qui lui rapporte de quoi vivre. Malheureusement, des associés peu scrupuleux font péricliter l’affaire : ruiné, il est obligé d’accepter de nouveau un poste rabbinique. Il atterrit d’abord à Kherson, au nord de la Crimée, où le conflit avec le rabbin nommé par l’État (rav mi-ta‘am) tourne en sa défaveur, puis revient à Luntschitz en tant que président du tribunal rabbinique (av beit din) avant que les partisans de r. Chlomo Leib Morgenstern, qui visait cette place, ne le fassent chasser ; il est ensuite accepté comme rabbin de Mohylev (sur le Dniepr, dans la partie orientale de l’ancien Grand-Duché de Lituanie), avant que la rumeur répandue par les hassidim comme quoi il est un crypto-maskil ne le fasse expulser par le pouvoir russe à qui ils l’avaient dénoncé comme criminel politique, le contraignant une nouvelle fois à l’errance. L’enquête discrète diligentée par le rebbe de Belz, et qui conclut à sa parfaite orthodoxie y compris selon les critères hassidiques, est sans effet. Il fait halte chez sa fille Freidl à Smolensk avant d’accepter la direction de la communauté russo-polonaise de Königsberg. Là, on lui propose notamment le poste de grand rabbin de New York, mais il ne se sent plus la force de recommencer l’aventure de l’autre côté de l’océan. Il accepte en revanche, en 1879, un poste à Kremenchuk (sur la partie aval du Dniepr). Il s’y rend en passant par Brisk, où il est reçu avec les honneurs par l’élite rabbinique de la région. Malheureusement, il tombe malade et rend l’âme à Kiev, le premier jour de Roch ha-chana 5640 (18 septembre 1879).
1. On veut souvent lire le nom « Malbim » comme l’acronyme de Meïr Leibuch ben Yeḥiel Mikhal, selon l’usage rabbinique. Rosenbloom (Ros. p. 23) fait cependant remarquer que Malbim signe lui-même « r. Meïr Leibuch Malbim », ce qui signifie que « Malbim » est employé comme un nom de famille. Il propose l’hypothèse que Malbim aurait d’abord traduit son nom de famille Weiser enMalbin (blanchisseur) avant d’opter pour Malbim du fait de la proximité acronymique.