Silvio D’Arzo
À l’enseigne du Bon Coursier
Roman. Traduit et préfacé par Bernard Simeone
Collection : Terra d’altri
128 pages
12,17 €
978-2-86432-284-9
janvier 1998
Auteur d’un chef-d’œuvre, Maison des autres, sans origine repérable ni descendance réelle, Silvio D’Arzo avait écrit à l’âge de dix-huit ans, et publié en 1942, ce roman qui n’est pas une simple promesse mais déjà un parfait microcosme, subtilement pénétré par les accents de Goldoni, de Mozart et de Stevenson. À l’enseigne du Bon Coursier propose tous les emblèmes d’un XVIIIe siècle rêvé, fait de tricornes et d’auberge, de lierre et de glycine, de rendez-vous furtifs ou manqués. Mais un inconnu vient rompre les charmes de la comédie pour leur substituer la fascination : angélique et démoniaque, le Funambule traversera la place du Grand-Turc. Son fil ne sera pas seulement tendu dans les airs, il divisera le cœur de chacun – soubrette, laquais ou marquise –, révélant les êtres à eux-mêmes, les initiant à un silence qui est porte ouverte sur « quelque chose d’enfantin perdu en d’autres temps ».
Au-delà de ce qui les sépare – hasard, histoire ou condition – tous les personnages sont ici dépossédés d’eux-mêmes par la force de l’énigme.
Un soir limpide et pur s’emparait déjà des choses et, dans ce présage d’une lune grande et verte, les haies, les hêtres au bord du fossé et, plus loin que la campagne pas encore tout à fait obscure, les premières collines, ressortaient avec évidence, nets bien que très doux. Les sons eux-mêmes, les quelques bruits du soir, comme les pas d’un homme sur les feuilles de la route et, venu de quelque villa ou de quelque auberge au loin, le bref tintement d’une sonnette, acquéraient dans tout ce calme presque lumineux une limpidité inhabituelle.
Au point que Lauretta, qui près du figuier des Filles de Marie attendait avec anxiété mais délice l’arrivée du Funambule, aurait pu l’apercevoir, se découpant sur le très limpide bleu du soir, dès le premier tournant de la route, et entendre ses pas avant même qu’il n’apparaisse de l’autre côté de la haie.
Aussi, plus encore qu’elle ne posait autour d’elle son regard inquiet, tendait-elle l’oreille vers les bruits du soir, essayant de découvrir l’origine de chacun d’eux avec une sensibilité qui, au fur et à mesure, s’aiguisait : de sorte que par instants, quand elle croyait entendre sur la route un pas inégal et pressé, tout à coup brisé par une courte pause ou qui faiblissait en un bruissement au bord du ruisseau puis reprenait avec une aisance et une légèreté plus qu’humaines peu après, et voyant ensuite un chien déboucher sur la route et s’arrêter pour flairer çà et là les feuilles et les cailloux sur la rive, elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver une sensation, sinon joyeuse, du moins douce. Ne parvenant pas à oublier, fût-ce en de tels instants, son trouble délicieux, elle avait l’impression d’être une enfant malade ou punie qui, jusque dans les objets et les actes les plus ordinaires, voudrait inventer une distraction ou un passe-temps.
Le Monde, 17 avril 1998, par Patrick Kéchichian
« Un livre, des voix », par Marguerite Gateau, France Culture, le 20 février 1998
« Du jour au lendemain », par Alain Veinstein, France Culture, le 3 avril 1998